Un son étouffé, un rire peut-être, cristallin et chantant, mêlé à un bruit d'eau, mélodieux et ondoyant, les deux se mêlant en une symphonie sublime et délicate, tel un chant de rossignol un chaud matin ensoleillé. Une vague odeur, un discret parfum de terre chauffée par un sec et brûlant soleil d'été. Le léger poids d'une araignée courant sur sa main. Lentement, il se sentait émergé du gouffre noir où il était tombé. Petit à petit, il reprenait ses esprits, avec l'impression très désagréable d'avoir dormi pendant une éternité. Au travers de ses paupières encore lourdes, il percevait une douce clarté, à la fois proche et lointaine. Peut-être en fait n'était-il pas revenu dans le monde qu'il croyait…
Il sentait que son corps était affaibli comme jamais encore, que ses membres étaient gourds, son front couvert de quelque chose d'humide et froid. Bientôt ses souvenirs se désembuèrent, et ses pensées commencèrent à se démêler dans son esprit qui jusque là avait du mal à raisonner. Il sortait du néant dans lequel il était plongé depuis des jours et des jours déjà.
Le jeune homme ouvrit lentement les yeux, papillonnant, battant vivement des paupières. Mais sa vue restait floue, il ne voyait qu'une immensité sombre, sur sa droite un halo blanc, à la lumière drue, qui l'aveuglait encore plus. Il tenta de se redresser, en s'appuyant sur ses coudes, mais à peine avait-il relevé la tête, qu'il retomba avec un râle de douleur. Une chose au moins était sûre : il était bel et bien vivant.
La tête lui tournait, l'image floue qu'il avait de son environnement tournait vertigineusement. Sa bouche sèche, sa gorge brûlante, il n'arrivait pas émettre le moindre son intelligible. Il referma les yeux, pris une profonde inspiration, et tenta de se rappeler nettement. Où était-il déjà? Ah oui, en mission, dans un périmètre classé noir. Pourquoi avait-il aussi mal? Les terribles griffes du monstrueux plantigrade lui revinrent en mémoire. Mais où pouvait-il bien être, pour qu'il ne sente pas le contact humide et meuble de la terre sous ses mains, pour qu'il ne toucha que de la roche sableuse, pour qu'il se retrouva ainsi dans l'obscurité, sous ce qui semblait être une couverture? Aucune réponse ne lui vint à l'esprit. L'affaiblissement de son corps, l'incertitude, tout ce brouillard, bien que moins dense déjà, qui lui obscurcissait l'esprit, firent naître en lui une étincelle de panique. Le jeune homme d'habitude si maître de lui-même, si calme et si flegmatique, fut envahi par une peur poignante, qui lui enserra les entrailles avec une poigne de titan.
Un contact frais et doux vint mettre un terme à sa tentative de remise en ordre de son esprit, et aviva cette crainte naissante. Guidé par cette subite détresse, il commença à se débattre, agitant autant que lui permettait la douleur ses membres meurtris. Totalement désorienté, il ouvrit brusquement les paupières, cherchant du regard ce qui pouvait bien être à l'origine de cette sensation apaisante, qui pourtant faisait s'accélérer les battements de son cœur sous le joug de cet égarement.
Un visage se dessina, peu à peu, tout d'abord un contour harmonieux, puis des modelés délicats, des couleurs plus vives, moins sombres. Sa vue redevint nette, brusquement, ajoutant encore à son trouble. Et il put contempler la personne qui s'était penchée au-dessus de son visage, et qui semblait elle aussi le dévorer des yeux.
La sourde angoisse qui commençait à lui enserrer la poitrine se stoppa dans sa conquête. Il s'immobilisa, haletant. Il retint son souffle, et plongea son propre regard dans les yeux de la jeune fille qui le contemplait avec un air troublé. C'était comme deux fenêtres qui s'ouvrait sur une mer de glace. Comme ces ciels à la pureté divine qui planent, cristallins, au-dessus des océans profonds et embrumés. Deux fragments d'iceberg perdus loin de leur natal pays arctique, venu s'égarer dans les ténèbres de roche brune de l'endroit, au milieu de cet ovale d'albâtre à la forme tendre et fine.
C'était bien la dernière chose à laquelle il se serait attendu. La raison reprenant progressivement le dessus, il resta là, immobile, cherchant une raison à cette présence féminine, essayant de reprendre son calme.
Eleanore ne bougeait pas. Elle restait perdue dans la contemplation de ces yeux, qui tels deux lambeaux de voûte céleste par un après-midi ensoleillé, la fixait avec une intensité qui la troublait. Depuis que ces deux paupières pâles s'étaient soulevées pour révéler enfin le trésor qu'elles dissimulaient, la beauté rayonnante du jeune homme semblait irradier plus encore, comme portée à son apothéose par ces deux myosotis au cœur sombre qui luisaient doucement dans les ténèbres tièdes de la caverne.
Elle était restée saisie, devant lui, n'osant prononcer un mot, laissant simplement sa main sur son front encore brûlant. Et désormais, tous deux comme pétrifiés, ils se dévisageaient, sans un mot, sans un souffle, seuls dans l'immensité de leurs regards, captivés par la flamme bleue des iris de l'autre.
Le bruit des pas de Jake qui arrivait ne sembla pas les atteindre dans leur contemplation. Le jeune homme, quelques mètres plus en arrière, les observait en silence, intrigué par cette absence de sons et de mouvements. Il les voyait, leurs visages à quelques centimètres à peine l'un de l'autre, lui avec une expression étonnée, un air de peur figé qui peu à peu se transformait en une mine irrésolue, le front plissé d'une ligne soucieuse, et elle, troublée, tout simplement, fascinée, comme envoûtée par ce visage racé, le buvait du regard, hypnotisée.
Même le doux bruit de l'eau à l'extérieur semblait se taire, le chant des oiseaux ne parvenait plus à leurs oreilles. Le temps paraissait s'être figé lui aussi. Tout s'était immobilisé.
Jake mit fin à ce tête-à-tête silencieux et figé d'un raclement de gorge. Le musculeux jeune homme s'approcha à son tour, et s'étant agenouillé auprès de son compagnon, il lui sourit.
- Tu en as mis du temps, dis-moi! Quand je pense que c'est toi qui me disais qu'il fallait s'habituer au manque de sommeil… je crois quela prochaine fois tu pourras t'abstenir! S'esclaffa-t-il.
L'autre, ayant enfin détourné son regard d'Eleanore, le regardait avec un air de profonde incompréhension. Elle, s'arrachant à sa contemplation, souriait, en regardant les deux autres.
- Qui est-ce?
Phobhos avait repris totalement ses esprits, avec la rapidité et l'efficacité qui lui était coutumière. Déjà, il se posait les questions essentielles, échafaudait des hypothèses et les plans qui allaient avec chacune. Le jeune homme avait mis de côté son trouble, sa douleur, et s'imposait avec force l'état d'esprit auquel on l'avait conditionné : celui d'un agent de terrain, celui d'un espion, celui de quelqu'un qui arrive à se sortir de toutes les situations, celui d'un tueur.
Habitué à ce comportement froid, Jake sourit, rassuré sur l'état du bel éphèbe.
- Eleanore, la personne à qui nous devons tous les deux la vie.
S'en suivit le résumé de tout ce qui s'était passé. Phobhos, imperturbable, écoutait en silence, analysant les informations, réfléchissant ardemment.
Eleanore, ne se sentant pas à sa place, gênée par la froideur du blessé, se releva pour aller chercher une nouvelle compresse, sans un mot, laissant seuls les deux étrangers, préférant s'éloigner. Sautant sur l'occasion, Jake murmura vivement à l'oreille du jeune homme à terre, tellement bas qu'il était impossible que la Träumerish l'entendît :
- Aucune nouvelle de lui. Il n'a donné aucun signe de vie. Il semblerait également que l'endroit soit totalement dénué de forces armées efficaces. En revanche, je crois bien qu'il va être très difficile de ressortir d'ici… nous n'avons plus ni armes, ni équipement particulier, et le seul soutien que nous ayons ici pour le moment, c'est elle.
Phobhos le fit taire d'un signe de tête. Il n'avait pas besoin d'en savoir plus pour le moment. De toute manière, il avait déjà un plan. Il fallait juste attendre qu'il se rétablisse. Ensuite, si tout se passait comme il l'entendait, ils pourraient rentrer à la base sans trop de problème. Et comme il ne laissait jamais les évènements différer de ce qu'il attendait, il n'avait aucun doute sur leurs chances de réussite. Oui, il allait rattraper ce lamentable échec, et les ramener au moins tous les deux en vie, Jake et lui.
La présence de ce dernier, en bonne santé, le rassurait. Il n'aurait jamais eu la force et le courage de continuer sans lui. Que son seul ami soit mort par sa faute, et il aurait jeté très facilement dans la boue toutes les responsabilités et tous les principes qu'ont lui avait inculqué, et auxquels il restait pourtant fidèle en toutes circonstances. Mais maintenant qu'il n'avait plus de souci à se faire de ce côté-là, il pouvait à nouveau raisonner correctement en tant qu'agent en mission, sans émotion, sans état d'âme.