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03. 08. 2009, 21:19

À l'Est, en direction du village détruit, le ciel se teinta de pourpre et d'écarlate, comme si le sang versé avait rejoint les cieux silencieux durant la nuit. À travers les branchages, Jake aperçut enfin le campement de fortune. Il s'était très peu reposé, et c'était à peine s'il tenait encore debout, tout éclaboussé de boue et frigorifié.

Il écarta les dernières branches qui lui barraient le passage. Phobhos, assis à côté du foyer fumant, se leva d'un bond et accourut auprès de son compagnon, avec un empressement qui ne lui était pas coutumier, bien que son air impassible ne semblait pas avoir changé d'un iota depuis son départ. Plus les choses avançaient, et plus il avait l'impression que son coéquipier, ami, et supérieur lui cachait quelque chose. Et ce n'était pas pour lui plaire…

Le bel éphèbe aux cheveux d'or remontés en queue de cheval haute l'attira près du reste du feu et lui tendit une couverture.

- Alors?

- Nous ne sommes plus très loin d'après mes calculs. Nous devrions y être vers la fin de la journée en nous dépêchant. Si on part tout de suite, on a une chance de…

- Dors. Repose-toi. Tu n'iras pas bien loin comme ça.

La raison était valable, mais étrangement, Jake aurait parié, et cher, que ce n'était pas le véritable motif de son compagnon. Il le connaissait assez pour savoir que ce n'était pas le bien-être de ses troupes qui le poussait à ralentir le rythme.

- Pourquoi est-ce qu…?!

Son regard fougère se posa sur la silhouette endormie de la Träumerish, puis successivement sur les vêtements de cette dernière et sur Phobhos. Il n'avait quand même pas…

Jake pâlit. Si c'était le cas, ses actes étaient d'autant plus incohérents. Qu'attendait-il donc? Que l'ennemi leur tombe sur le coin du nez? Mais il avait beau l'interroger des yeux, aucune réponse ne venait. Comme d'habitude, il ne rencontrait que cette épaisse couche de glace fière qui se taisait. Mais qu'est-ce que…

- Tu sais que si on ne profite pas de l'avance qu'on a pour le moment, il y a de grandes chances pour que…

- Tu me prends pour un imbécile?

- Non… Bien sûr que tu sais… Mais alors pourquoi…

- Je suis ton supérieur, tu te contentes d'obéir aux ordres, et tout ira bien comme ça. Compris?

Restant interdit, Jake n'ajouta rien. Les paroles de Phobhos le troublaient. Mais ce n'était rien comparé au fait que ce dernier avait détourné le regard. Et ça, c'était très mauvais signe, venant de la part d'un homme qu'il croyait fermement capable de regarder les enfers et la mort en face sans ciller. Dans d’autres circonstances, plus légères, il s’en serrait bien décroché la mâchoire de stupeur. En l’occurrence, cela lui faisait plus froid dans le dos qu’autre chose. Mais il ne protesta pas. Il était formé pour obéir à ses supérieurs, et quand c'était Phobhos, ça venait presque du cœur. Il lui faisait confiance, même s'il ne comprenait pas où il voulait en venir.

- Fais attention Phobhos…

* Tu n'es pas infaillible, mon ami, je le sais bien… Alors n'en fais pas trop…*

Malgré ses inquiétudes, Jake s'endormit vite. Il ne savait pas ce que manigançait Phobhos, mais il lui faisait aveuglément confiance.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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03. 08. 2009, 21:22

Le soleil finit de se lever. Quand Eleanore se réveilla, Phobhos était assis sur un tronc renversé et regardait bien en face l'astre du jour qui commençait glorieusement sa course flamboyante sur sa route de feu doré. Absorbé dans ce défi de regards intenses, il ne vit pas tout de suite que la jeune fille l'observait, le visage inondé de lumière, ses beaux yeux pervenche pleins d’or en fusion résistant tant bien que mal à la force du jour se levant.

Le jour n’oublie pas de se lever, jamais. Les humains, eux, peuvent un beau matin cesser de vivre. Mais le monde, lui, ne s’arrête jamais de tourner. C’est la différence entre l’immuable et l’éphémère. Le premier reste, regardant, impassible, le second sombrer, disparaître, mourir, puis renaître, différent, semblable et inconscient. L'éphémère court vainement après le temps, rêvant de le rattraper, court jusqu'à sa perte. L’éternité, trop habituée à voir les vies se succéder, similaires et infimes, ne peut se rendre compte de la valeur d’une existence. Une vie n’a en revanche, rien de plus précieux qu’elle-même.

Pourquoi alors fallait-il toujours courir après les chimères des autres ? Pourquoi était-ce si compliqué de ne vivre que pour soi-même? Était-ce donc dans la nature des êtres de vouloir « s’associer », comme pour oublier un peu leur solitude et leur insignifiance dans l’univers infini ? Comme des poussières voulant devenir des grains de sable… Si pitoyable dans leur besoin d'importance, dans leur peur maladive d'être effacer par les flots du temps implacable… Comme s'ils avaient la moindre valeur… mais alors pourquoi?

Qui était-elle, pour le faire douter? Phobhos n'avait jamais pensé un instant avoir besoin de raisons pour vivre. Mais maintenant… de quel droit le faisait-on mesurer cet immense vide qu'il avait lui-même laissé? Et toutes ces questions… il ne parvenait même pas à les haïr. Pourquoi avait-il l'impression lancinante et insidieuse qu'il commettait une énorme erreur? Et surtout, où était passé son "bon" sens? Il ne pouvait pas continuer de cette manière. Il ne pouvait pas non plus changer de cape. Pourtant il faudrait bien choisir.

Il sentit enfin le regard qui pesait sur lui. Se retournant, il aperçut la jeune fille à genoux sur le sol près de son couchage. Les habits qui jusque-là gisaient à côté avaient retrouvé leur place sur elle, et son visage angélique avait pris une jolie teinte pivoine, très prononcée. Elle avait dû remarquer la présence de Jake, qui dormait comme une masse à quelques mètres de là…

* Non mais je rêve "-- -- *

Mais malgré tout, la seule chose dont il avait vraiment envie en la voyant ainsi rouge de honte pour un rien, c'était de sourire. Cela le surprit d'ailleurs lui-même. Son habitude du mépris en était chamboulée. Pour une fois l'innocence n'assombrissait pas un peu plus son cœur des noirceurs de l'indifférence et de l'orgueil. Mais, malgré tout, il ne sourit pas.

Et cette fille dans tout ça? Il n'en avait pas besoin au fond. Ce n'était qu'une conquête parmi tant d'autre, même si son physique était loin d'être anodin, il devait l'avouer. Mais alors pourquoi avait-il envie de se gifler en pensant cela? Pourquoi se poussait-il à penser ces choses, même en les détestant? Contre quelle stupide fatalité fallait-il encore bêtement lutter? Il n'avait pas envie de changer. Il voulait rester un grain de sable parmi les autres, solitaire et distant, trop fier pour être semblable certes, mais condamné à surnager dans le flot des imbéciles. Pourquoi cette fille lui semblait-elle différente? Et incompréhensible, insaisissable. Même s'il l'avait prise, il se sentait toujours frustré. Pourtant elle… n'était rien, rien du tout. Absolument rien.

Une goutte d'eau dans la mer. Rien de plus. … Ou bien peut-être… une larme… dans le désert…
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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03. 08. 2009, 21:26

Elle ne s'était jamais sentie aussi stupide. Et jamais aussi heureuse d'être stupide aussi. Et jamais aussi honteuse d'être heureuse. Mais elle n'y pouvait pas grand chose, et préférait donc se concentrer sur l'instant présent. En l'occurrence, sur le doux contact des lèvres sur les siennes. Elle aurait voulu que cela ne finisse jamais. Ou pouvoir s'emplir les yeux de son visage jusqu'à l'impossible. Mais malheureusement, et elle le savait, c'était des désirs bien ridicules et hors d'atteinte.

Le jeune homme la lâcha, sa froideur apparente retrouvée, mais avec une douceur nouvelle dans ces gestes, même si de nouveau la glace épaisse de son regard venait en refroidir l'azur. Il se leva, et alla réveiller Jake. C'était le moment de se mettre en route. Le grand brun aux yeux verts se réveilla en baillant, enroula sa couverture, fixa son léger paquetage, et le trio se remit en route. La forêt était moins dégagée dans cette zone de Träumerei. Personne n'y venant, les animaux sauvages et la végétation y gardaient tous leurs droits, et les trois humains étaient autant d'intrus foulant ce sol vierge, et amenant avec eux, la souillure des Hommes.

Ils marchèrent, coururent, avançant toujours, sans s'arrêter. Il fallait atteindre leur seule échappatoire possible avant le coucher du soleil. Sinon, Jake et Phobhos le savaient, Chizo les rattraperait sans la moindre difficulté, et leurs chances de revenir sains et saufs chez eux seraient fortement… réduites à pas très loin du chiffre zéro. Enfin, Jake le pensait…

Le soleil déclinait à l'horizon, enflammait le ciel de sang divin en un rougeoyant et prescient hommage. Au fur et à mesure que l'astre descendait dans le ciel en cette fin d'après-midi, et que le ciel se colorait de flammes et de sang, Phobhos semblait pâlir. Il serait bientôt l'heure. Déjà, ils approchaient de leur destination. La Träumerish leur avait parlé de cette deuxième "faille", qui était censé permettre aux siens de fuir en cas d'intrusion, mais qui ne pouvait servir que de porte de sortie.

Mais ce qui l'inquiétait, ou plutôt, ce pour quoi il essayait de s'inquiéter, c'était que Chizo semblait tout aussi au courant que lui de l'existence de la chose. Qui savait pendant combien de temps il les avait espionnés sans qu'ils ne s'en rendent compte… Car quand bien même Jake et lui étaient au courant de la présence de l' "absorbeur", ils ne pouvaient pas grand chose contre ce dernier. Surtout si, comme Phobhos le pensait, c'était cette enflure qui avait fait disparaître le cadavre de l'ours. Et boire le sang du prédateur, même mort, du sang de carnivore qui avait avant lui dévorer les chairs d'autres animaux, avait dû lui donner bien assez de force pour nuire autant qu'il lui plairait… Et les dieux seuls savaient à quel point ce monstre pouvait être dangereux.

Mais le plus gros souci du jeune homme restait de trouver un moyen de raisonner Jake le moment venu…

Ils atteignirent bientôt une petite clairière. Phobhos s'arrêta. Les deux autres se regardèrent, interloqués, puis le fixèrent sans comprendre.

- Jake, tu pars devant. C'est toi l'éclaireur. Nous ne sommes plus très loin, je veux que tu vérifies qu'il n'y a personne pour nous accueillir et qu'aucun piège stupide ne nous prévoit gentiment. On t'attend ici.

Les deux hommes échangèrent un long regard. L'un et l'autre avaient dans les yeux une gravité lourde de sens. Jake lui exposa clairement par son expression son incompréhension. Phobhos resta de marbre, soutenant l'intensité verte qui l'accusait par avance. Puis il détourna les yeux, encore une fois, devant son ami, qui, il le savait, lui en voudrait pendant longtemps. Mais il n'avait pas le choix.

En réalité, c'était surtout son orgueil et sa fierté aveuglante qui ne lui laissaient aucune autre issue. S'il l'avait voulu, tout aurait pu être différent. S'il avait tué Chizo lorsqu'il en avait eu l'occasion, les choses auraient encore été différentes. S'il n'avait pas accepté la mission, là encore les événements en auraient été tout autres. Mais ce qui était fait était fait, et il était là, face à son propre orgueil, face à cette entité trop dantesque pour qu'il parvînt à la contredire, et il lui disait "oui". Refuser lui paraissait absurde et peut-être… trop dur, trop humiliant, pour sa fierté, sa fierté d'homme, qui refusait, elle, de baisser les yeux. Pourtant, elle, elle l'avait regardé sans ciller, cette stupide arrogance, elle avait vu au-delà, elle avait regardé tout au fond, tout au fond de ses yeux bleus, tout au fond de ce ciel intérieur et qui derrière les nuages givrés, était plein de pluie. Après certains regards… les mots deviennent dérisoires.

Encore aurait-il fallu vouloir regarder ou laisser regarder de nouveau.

Jake fit volte-face sans un mot. Il ne pouvait pas avoir deviné ce qui se tramait, mais il n'était pas stupide, Phobhos le savait. Mais il fallait en passer par-là. De toute façon, il avait donné sa parole. Même si c'était à un traître et à un monstre, c'était une promesse tout de même. Et il mettait beaucoup d'honneur à respecter les accords passés. Une "raison" de plus…

Le brun et sa mine sombre disparurent derrière le couvert des arbres, laissant seuls la jeune fille aux yeux pervenche pleins de questions muettes et le bel ange marmoréen impassible. Un silence tendu s'établit, qu'Eleanore ne supporta pas longtemps.

- On peut savoir ce que tous ces regards morbides veulent dire? J'ai raté quelque chose?

- Tout un monde…

- Désolée, j'y peux rien, figure-toi!

Il n'eut pas le courage de lui dire de se taire. De longues minutes s'écoulèrent. Devant son silence indifférent, elle s'obstina :

- Alors! Qu'est-ce qu'il y a? Je sens que ça ne va pas…

- Tout irait pour le mieux si tu cessais de poser des questions inutiles. Ton silence dans cette catégorie serait utile.

- Et ma main sur ton nez, tu la veux?

- Tu peux toujours essayer mais je ne te promets rien en ce qui concerne les représailles et quant à la réussite de l'entreprise.

Mais qu'est-ce qu'il lui prenait?Elle voyait bien qu'il ne l'écoutait pas vraiment, mais ses réponses froides et dures n'avaient pas lieu d'être. Avait-elle fait quelque chose de mal? Lui fallait-il un coup de pied aux fesses pour lui remettre les idées dans le bon sens et lui rappeler le respect? Elle l'observa en silence pendant un moment, sans trouver de réponse, sans plus rien dire. Puis soudain, il lâcha, avec un détachement que malgré ses efforts, elle sentait tendu et faux :

- Tu as dix secondes pour partir en courant…

Elle écarquilla les yeux de surprise. Il avait mangé quelque chose qui était mal passé ou quoi?

- Hein?!

- Plus que six secondes. C'est ta dernière chance.

Eleanore n'esquissa pas un geste. Elle ne comprenait pas. Cette dernière contradiction avec lui signa leur perte. Le temps se figea un instant. Quelque chose surgit des broussailles. La jeune fille eut juste le temps de voir le regard vide de Phobhos avant que celui-ci ne se détourne. Un regard bleu plein d'un néant de cœur, que tout un orgueil venait combler. La tendresse de la veille avait fini d'être dévorée, et il n'y avait même plus de pitié dans ces yeux de nouveau si froids, si indifférents.

Des bras durs et brutaux vinrent la ceinturer. Une lame se glissa sous sa gorge tendre. Elle cria, se débattit. Et Phobhos ne bougeait toujours pas.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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18. 08. 2009, 15:54

Un souffle écœurant lui caressa le visage, lui soulevant le cœur. Eleanore se figea. Un ricanement nasillard résonna dans son oreille, saccadé et indécent.

- Alors ma jolie, on voulait nous fausser compagnie sans faire plus ample connaissance ?

La jeune fille eut un frisson plein d’une répulsion violente, et recommença à se débattre de plus belle. Comment avaient-ils pu les rattraper ? Phobhos avait pourtant fait tout ce qu’il fallait pour que cela n’arrivât pas ! Et pourquoi d’ailleurs ne réagissait-il pas ? Pourquoi ces barbares ne lui sautaient pas à la gorge ? Pourquoi semblait-elle la seule à être surprise ? Pourquoi… Un tremblement d’horreur lui secoua les entrailles. Non, c’était impossible. Il ne pouvait pas…

L’homme à l’haleine fétide la saisit par les cheveux et la jeta sans plus d’égards entre les bras noueux d’un de ses acolytes qui accueillit ce paquet avec un large sourire, qui arracha de nouveaux frémissements à la Träumerish. Comment pouvait-il briller autant de perversion dans les yeux de ces hommes ? Le monde de l’extérieur était-il donc réellement cet enfer qui lui avait paru si irréel ?

Le premier homme se révéla être un rouquin trapu à l’air chafouin et à l’œil vitreux, à qui il manquait quelques dents de devant. Les nouveaux venus étaient en tout moins d’une dizaine, la plupart portait des vêtements tâchés de sang, tous arboraient des mines patibulaires qui ne présageaient rien de bon. Phobhos les survola de son regard distant, pas plus impressionné que ça. Ils n’étaient pas des militaires, il en aurait mis sa main à couper. En revanche, il devait bien reconnaître que Chizo semblait avoir un réel talent pour recruter des mercenaires douteux et effrayants. D’ailleurs, comment cette enflure avait-il pu obtenir l’autorisation d’user d’hommes de main extérieurs aux forces spéciales en charge des événements ? L’embrouille allait-elle donc si loin qu’on lui avait laissé quartier libre ? Et surtout… où était donc cette ordure ?

Phobhos se tourna vers le rouquin qui semblait être le chef du groupe, et posant sur lui son regard glacial, il lâcha d’une voix dénuée de toute émotion :

- On fait comme prévu. Tu diras à Chizo que j’ai rempli ma part du contrat, et qu’il n’a pas intérêt à me faire défaut.

L’autre eut un sourire lourd de sous-entendus tout en acquiesçant.

- Bien sûr. Nous livrerons notre appétissante marchandise à bon port et sans accrocs, tout en vous suivant, comme entendu.

Son rictus s’élargit quand son regard se posa sur la jeune fille désormais solidement ligotée, qui frissonna de nouveau. Son regard affolé volait du mercenaire au couteau ensanglanté de ce dernier, en passant par le blond éphèbe de nouveau silencieux, qui semblait l'avoir totalement oubliée, tant son regard, froid et vide, paraissait ne pas la voir.

- Profitez bien de votre nouveau post, colonel… Ajouta le petit homme râblé, avec un regard amusé et un rictus acide.

Le traître se retourna de nouveau, lentement, glacial et dur comme du marbre. Ses yeux bleus et froids scrutèrent avec morgue le déchet qui osait lui adresser ainsi la parole. Puis son regard se posa sur la jeune fille prisonnière des liens cruellement serrés autour de ses poignets et de ses chevilles. Eleanore sentit la glace d'en face lui enserrer la poitrine. Ses yeux s'écarquillèrent d'horreur.

- Et vous, profitez bien de ce que vous avez sous la main, pendant que vous en avez encore le temps…

Sa voix avait résonné comme un glas impitoyable, un coup de feu, une foudre polaire et cruelle. Tandis que le désespoir explosait dans l'âme esseulée de la Träumerish, il se détourna, sans plus d'égard, sur cette dernière immondice, méprisant, toute sa beauté rayonnant d'indifférence, impassible.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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20. 08. 2009, 12:43

" Ô fortuna... Sors salutis, et virtutis, michi nunc contraria, est affectus et defectus, semper in angaria, hac in hora, sine mora, corde pulsum tangite, quod per sortem, sternit fortem..."



Il tourna les talons et se dirigea vers la lisière des arbres.

Et elle vit sa dernière chance s’éloigner. Sa seule chance de survie l’abandonnait lâchement. Elle n’avait aucun moyen de défense fiable, n'avait ni les sabres, ni le pistolet. Et ils allaient sûrement lui faire subir la même chose qu'aux autres villageois. Un regard sur les lames souillées des hommes autour d'elle suffit à l'horrifier plus encore. Mais même cette promesse silencieuse de douleur et de terreur ne parvenait pas à prendre la place qui lui était due dans son esprit.

Elle aurait dû penser à ses parents, à sa famille, à Maxime, à tous ces gens qu'elle avait côtoyés depuis sa naissance, mais son esprit restait comme fixé à ce dos fin et musclé qui allait bientôt disparaître sous le couvert de la végétation.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Sa gorge se serra, mais elle ne put empêcher le cri de désespoir qui enflait en elle, de libérer sa poitrine :

- Phobhos!

La jeune fille fut elle-même étonnée d’entendre sa voix ainsi se briser sur ces deux syllabes. Son ton avait été beaucoup plus suppliant qu'elle ne l’avait voulu, avait tremblé bien plus que nécessaire. La fierté en ses lieux était-elle donc réservée à lui seul?

Ses yeux restaient comme ancrés sur lui, deux îlots de glace en train de fondre en larmes déchirantes.

Il se stoppa net, se retourna, dévoilant son visage parfait et impassible, dénué de toute émotion, ses yeux brillant d’une lumière étrange, tailladant son cœur déjà en morceaux par son indifférence. Monstre. Lui aussi la laissait donc?

Il reprit sa lente marche, royalement insensible à ce qui allait lui arriver.

Elle était brisée. Son cœur estropié s’était attachée à une rose dont les épines l’avaient lacérée sans pitié. Elle s'était leurrée. Ses sentiments, irrésistibles et insensés, avaient pris le dessus, et ses actes avaient été irréfléchis. Et elle se retrouvait blessée, trahie, seule, et condamnée à une mort certaine de surcroît, peut-être même à pire. Elle allait terminer ses jours dans cette clairière, au beau milieu de cette forêt obscure, ceux qu'elle avait chéris ayant tous péri, à deux exceptions près, mais qui l'avaient trahie. C’en était terminé de son existence absurde, de ses rêves, de ses projets inconséquents, de sa vie toute entière, qui ne méritait pourtant pas de se terminer aussi cruellement. Il n'y aurait plus rien. Juste la douleur, puis le néant. Mais ce n'était pas plus mal. Elle ne voulait pas se contenter d'exister avec la souffrance d'avoir tout perdu. Elle préférait que les choses se terminassent vite.

Pour Eleanore, c’était la fin. Elle avait beau chercher au plus profond d'elle-même, elle ne trouvait que le vide immense laissé à la place de tous ceux qui n'étaient plus. La lumière de la vie semblait s'être éteinte d'avance, ou bien s'être accrochée à quelque chose qui n'était plus en elle.

Entre la profonde détresse et le désespoir, il n'y a souvent qu'un pas, ou… qu'une personne. Quand cette dernière part? On tombe.

Et pourtant, elle ne put s’empêcher de l’appeler encore, pleurant cette fois pour de bon. Cette fois-ci, il ne ralentit même pas l’allure. Elle était envahie, tétanisée par ce sentiment de trahison et d’abandon qui la déchirait de l’intérieur.

Alors tout ça n’avait été que du vent? Une ruse odieuse? Une basse félonie? Elle tremblait de tous ses membres, attendant en vain la bouffée de rage qui aurait dû la submerger comme un ouragan, en temps normal. Mais qu'était-ce encore que la normalité dans ce monde où l'on égorgeait les gens comme des porcs et où utilisait les autres au gré de ses besoins? Que valait encore la confiance quand on pouvait se permettre de telles atrocités?! Que signifiait encore le mot "amour"?!

Le rouquin, un sourire mauvais et pernicieux aux lèvres, s'approcha d'elle. Il plaça son odieux visage à quelques centimètres à peine du sien et susurra, triomphant et jubilant, lui soufflant son haleine fétide en pleine figure :

- Ça ne sert à rien! Il t’a vendue! Tu n’es rien à ses yeux! Tu vas mourir grâce à lui, et ses employeurs sauront le récompenser d'avoir accompli sa mission! Comparée à ça, tu ne vaux strictement rien, pauvre idiote! Il racontera que vous étiez armés jusqu'aux dents, que vous étiez prêts à envahir les territoires voisins, comme ça, pas besoin de justifier le massacre!! Mais ne t'inquiète pas, on va d'abord s'amuser ensemble...

Et il partit dans un rire sordide et nasillard qui lui glaça les sangs et l'emplit d'un profond dégoût.

Elle aurait voulu lui cracher au visage, se débattre comme une furie, griffer, mordre! Mais elle en était incapable, trop mortifiée, trop blessée dans son âme. Elle dut se contenter de lui jeter un regard noir, bien pâle en comparaison de ce dont elle aurait été capable en d’autres circonstances. Et elle resta immobile, le regardant s’éloigner sans remord, ne laissant derrière lui que des ténèbres amères, emportant dans son ombre, les derniers lambeaux de l'espoir.

L’autre eut un sourire cruel qui annonçait le début de son supplice, le prélude à son agonie, peut-être même sa mort, toute proche. Il éleva sa main armée, sur le point de la frapper avec son coutelas. Elle ferma les yeux, attendant la douleur, tandis que d’horribles images lui venaient, provoquant chez elle des tremblements encore plus violents. Les visions atroces la secouèrent jusqu'à la moelle, naissant intarissablement du flot de sa terreur. Mais elle rouvrit grands les yeux, incapable de supporter plus longtemps l'obscurité oppressante de ses paupières closes. Elle fixa donc le sol, tous les muscles tendus en attente de l’impact lancinant qui tardait à venir. La jeune fille s'attendait à chaque seconde à sentir le coup lui déchirer la chair, la douleur pénétrer son corps avec la lame, et la dévorer, sans qu'elle puisse y faire quoi que ce fût, impuissante.

Mais rien ne se produisait. Comme si le temps s’était arrêté, stoppant par la même occasion le geste de son agresseur. Fallait-il donc également mettre de la cruauté dans l'attente?

Un vent de destin passa dans l'air, agitant devant ses yeux exorbités d'horreur des mèches ébène caressantes. Le souffle éphémère murmura à son oreille.

Eleanore releva la tête.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

Ce message a été modifié 2 fois, dernière modification par "Evangéline" (28.08.2009, 20:03)


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30. 08. 2009, 21:04

" Tu ne peux pas t'échapper. Personne ne s'échappe. "




Là-bas, elle le vit, de l’autre côté de la clairière, à l’orée de la forêt, son arc dans les mains, et sa dernière flèche profondément ancrée dans la nuque de celui qui s’apprêtait à lui faire subir le supplice de sa lame. Son beau visage n'avait plus rien du marbre. Il ne restait plus que la colère. La lueur était devenue brasier. Et ces traits de coutume si rigides se mouvaient comme de la lave en fusion sous l'éclat de ses yeux, pour mieux exprimer toutes les haines de sa colère. L'homme aux cheveux roux s’écroula, et seulement alors, le temps sembla reprendre son cours normal.

- Trahison!!! Hurla un des sbires en noir.

Et tous se jetèrent à l’unisson sur Phobhos, leurs armes brandies, hurlant comme des bêtes sauvages. C’est sans son habituelle impassibilité que le jeune homme aux allures d’elfe se mit à combattre. Tirant ses deux sabres de leurs fourreaux, il attendit de pied ferme ses assaillants, ses lames exposées devant lui à la lumière, tandis que dans l'air résonnait la note métallique des deux armes qui semblaient par ce son gracile et sinistre, se réjouirent à l'avance. Le chant muet et clair de l'acier se tenait dans l'air alentours, immobile à l'image du jeune homme. Au moment où le premier couteau fut contré, le son se tut. La mélodie violente et chaotique du combat entra alors en scène, balayant l'harmonie de l'attente, la sincérité douce du regard.


Commença un mortel ballet, dont l'orchestrateur silencieux, virevoltant avec grâce, tranchant avec puissance, frappant avec dureté, menait une valse violente, impitoyable, dangereuse, sublime. Ses yeux brillaient de cette même lueur que quelques minutes auparavant, mais avec plus d’ardeur encore, maintenant que le sang coulait, maintenant que plus rien ne pouvait le ramener en arrière. Un grondement de fureur s'échappa de sa gorge tandis qu'il frappait, dansant pour donner la mort comme un oiseau aurait suivi le vent pour voler. Le temps de tuer, il n'y avait plus dans ses prunelles bleues embrasées, aucune barrière, aucune retenue. Du "chien à la botte de l'armée", il ne restait que la haine. Le reste n'avait plus d'importance.

Et elle comprit enfin de quoi luisaient ses prunelles : c’était de rage et de rancœur, de rage contre ces chiens qui s’en étaient pris à elle, de rancœur contre lui-même.

Les deux brutes qui la tenaient la ligotèrent à un arbre proche et rejoignirent leurs camarades, qui, à six contre un seul, avaient bien du mal à s’en sortir. Trois déjà étaient à terre. Qui, de la cohorte de coutelas ou du duo sifflant, triompherait? Les frappes bestiales des soudards ne pouvaient pas grand chose contre la fureur déchaînée de ce combattant expérimenté et sans pitié. Sans répit, Phobhos esquivait, frappait, sautait, faisait mille et une figures, tournoyant et tourbillonnant, fauchant sans pitié tout ce qui était à porté de ses sabres, qui telles deux serres mortelles, ôtaient la vie de leurs ennemis dont le nombre diminuait à vue d‘oeil.

Le sang se répandait sur l’herbe qui prit très vite une teinte écarlate. Chaque coup, vif et précis des deux lames acérées faisait fuser de nouvelles gerbes pourpres, dont les milliers de gouttelettes scintillaient d’un éclat vermeil au contact des rayons du soleil, telles une rivière de rubis. Eleanore était fascinée par ce spectacle dont la violence n’avait d’égales que sa magnificence et sa majesté.

C’est alors que l’un des mercenaires, un peu plus réfléchi que ses coéquipiers, se précipita vers elle, arme levée, en crachant :

- Au moins tu crèveras, sale garce!

À peine avait-il prononcé ces mots, qu’il s’écrasa au sol, fauché dans sa course par un katana flanqué entre ses deux omoplates. Il y eut un râle de douleur, mais Eleanore n’eut même pas le temps de relever la tête pour voir, déjà un autre homme tombait à terre dans l‘herbe imbibée de sang, la gorge tranchée net.

De plus en plus brutal dans ses coups, Phobhos lui aurait presque fait peur. Presque.
Bientôt, ils ne furent plus que trois hommes debout au milieu de la clairière rougie par le sang des hommes, que les lames avaient versé, et par celui du Ciel, que le couchant déversait en flots tourmentés. Guidé par l'orage dans les yeux du jeune homme, le sabre fendit l'air comme la foudre, faisant jaillir des veines de son adversaire une nouvelle gerbe chaude et rouge qui retomba en une pluie vermeille sur le sol mouillé. Un ange passa tandis que les gouttes éclatantes restaient en suspension dans les airs, avant de chanter en un doux crépitement grenat sur l'émeraude souillée du sol.


Le dernier survivant de l’escouade pris ses jambes à son cou, préférant sa vie, à l’estime que son supérieur lui porterait par la suite. Une fois que le bruit de ses pas se fut totalement estompé, le silence reprit ses droits après tant de vacarme. Ça y est, c'était fini. Il avait gagné. Juste du temps, mais il avait gagné. Juste du temps…

Rien n'arrête le Destin.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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01. 09. 2009, 12:03

"Take my hand, tonight, one last time..."



Le sauveur se tenait au centre de la clairière, entouré des cadavres de ses adversaires, haletant, couvert de sang. Bizarrement, il n’avait pas esquissé un seul geste dans la direction du fuyard. Sa longue queue-de-cheval avait troqué sa belle couleur blonde contre un cramoisi prononcé, et ses vêtements, eux aussi, étaient imbibés de fluide vital. Difficile d’ailleurs de dire s’il y avait uniquement celui de ses adversaires ou si son propre sang avait également coulé, tellement il y en avait…

Quelques secondes s’écoulèrent avant qu’il ne récupérât sa deuxième arme fichée dans un cadavre, ne s’approchât de la captive et ne tranchât ses liens d‘un coup sec. Il l’entraîna par la main avant qu'elle n'ait eu le temps de dire quoi que ce fût. Il la tira ainsi en silence sur un bon kilomètre, puis s’arrêta dans une nouvelle clairière, plus petite celle-ci. Il lâcha sa main et la poussa sans ménagement en avant. Elle resta là, le regardant sans comprendre.

- Continue sans moi! Je te rejoindrai après…

Sans qu'elle sût pourquoi, l’horreur l’envahit. Un mauvais pressentiment gronda dans sa poitrine, l’exhortant à rester auprès de lui.

- Non! Tu viens avec moi ou je reste avec toi! Mais je ne veux pas qu’on …

- Tu veux te faire tuer idiote?!? Je reste juste le temps de les ralentir définitivement, et je te rejoins! La coupa-t-il, brusque.

- C’est toi qui va te faire tuer crétin!! Tu as vu dans quel état tu es?!? S’il ramène des renforts, tu vas te faire massacrer!!!

Ses yeux, éclairés par la colère, jetèrent à la Träumerish un de ces regards offensés et plein de morgue dont il avait le secret.

- Tu me crois vraiment faible à ce point?

Elle n’osa répondre à cette interrogation froide et dénuée de tout sentiment perceptible en dehors de la fierté, et le regarda simplement droit dans les yeux.

Il soupira, et le courroux qui flamboyait dans son regard s’éteignit peu à peu.

- Pars! Cours sans t’arrêter, le plus vite possible! S’ils t’attrapent, ils ne prendront pas le temps de me laisser réagir cette fois-ci… Alors écoute-moi, ça changera! S’il y a une seule fois dans ta vie où tu dois faire ce que l’on te dit, que ce soit celle-la! Vis! S’il te plait…

Elle le regarda longuement, interdite, puis lui jeta un regard résigné et empli de désespoir. Alors l'instinct, le désir, passèrent avant le reste. Il céda à cette folie qu'il sentait devoir être la dernière. Il se plaqua violemment contre elle et colla ses lèvres contre les siennes. Elle s’abandonna à la fougue son étreinte, répondant à son geste avec toute la passion dont elle était capable, se fichant éperdument de l‘état plutôt sanglant dans lequel elle allait être à force de se plaquer comme ça contre son torse humide. Et là, enfin, le lien, cette sensation unique et immense, de nouveau, vint les emplir, comme un dernier cadeau. De nouveau, une vibration violente les secoua des pieds à la tête. Cette fois, ils s'y abandonnèrent sans retenue, sans appréhension, offrant tout ce qu'ils pouvaient donner à cette étreinte que le désespoir assombrissait. Puis, comprenant que le temps leur était compté, il s'arracha au doux contact de son visage. Il la repoussa doucement, au prix d'un effort surhumain, et la pressa en direction de la forêt, son regard s'attardant une dernière fois dans le sien avant qu'elle ne se retournât pour de bon.

Alors elle se mit à courir, à courir aussi vite qu'elle le pouvait, avec une frénésie terrifiée, le cœur moins vide, plus présent, mais désormais déchiré de plus belle. Les sanglots revinrent la secouer. Mais elle ne s'arrêta pas. Elle lui obéirait, parce que la lumière dans ses yeux célestes n'était plus uniquement un embrasement d'orgueil, mais de bien autre chose, et parce qu'à cette flamme elle n'avait pas le cœur de désobéir.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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01. 09. 2009, 13:40

" Oublie la pitié. Celle envers les autres autant que celle pour toi-même. A force de te faire des cadeaux, tu vas finir par en attendre des autres... "



Il la regarda s’éloigner en courant, les cheveux en bataille et pleine de sang pour s’être serrée contre lui. Il avait encore sur les lèvres le goût de leur baiser, et son cœur qui battait la chamade, lui hurlait de la suivre. Mais il savait que cela les mettrait en danger tous les deux, car il la ralentirait, et que de toute manière il n’en avait plus la force. Au moins comme ça, avec lui ici, elle avait une chance de s’en sortir.

L’adrénaline qui l’avait fait tenir debout jusque-là déserta bientôt ses veines, et il sentit ses forces l’abandonner en même temps qu’elle.

Quand le mercenaire s’était jeté sur la jeune fille, Phobhos avait été obligé de baisser sa garde et de se séparer d’une de ses armes pour lui sauver la vie. Il lui en avait coûté un coup de poignard dans le flanc, qui lui avait déchiré les entrailles.

Heureusement qu’il était déjà dégoulinant de sang, sinon elle s’en serait aperçu et n’aurait jamais voulu fuir en le laissant en arrière dans cet état.

Sa blessure commença à le faire sérieusement souffrir et il tituba jusqu’à un gros arbre auquel il s’adossa. Le jeune homme se laissa glisser au sol, épuisé, incapable de tenir debout plus longtemps.

L'agent traître savait qu’il n’avait aucun moyen de stopper l’hémorragie, et qu’il allait se vider petit à petit de son sang. Son agonie serait longue, mais il préférait mourir ainsi sans avoir à subir le courroux de ces scientifiques sans vergogne, et sans qu’elle le sût. Avec un peu de chance, elle croirait qu’il en avait réchappé mais qu’il s’était enfui ou qu’on l’avait enfermé quelque part en guise de punition… mais il y avait peu de chance pour qu’elle gobât de pareilles histoires.

Sa respiration devint difficile, laborieuse et chaque inspiration une véritable torture. Sa faiblesse n’avait d’égale que sa douleur. Il avait déjà perdu beaucoup de sang… plus qu’il ne l’aurait cru.

Soudain, une voix s’éleva, moqueuse, méprisante, acide. L'horreur lui fit sursauter le cœur.

- Quand je pense que tous te considéraient comme le meilleur agent de la base, insensible, et incapable de se laisser distraire dans son travail. Un véritable prodige pour son âge! Plus prometteur encore que les prototypes humains! S'ils savaient ce que tu as fait… Tu sais, c'est à cause de petits emmerdeurs comme toi que nous, créatures supérieures crées par les hommes, ne sommes pas encore soldats pour le compte de l'armée, et que nous croupissons pour la plupart dans des geôles putrides. Mais quand les grands manitous sauront… sûr, ils t'enverront dans un laboratoire, toi aussi. Il serait peut-être préférable que tu meurs ici… à moins que je ne la leur ramène morte avant, cette garce! Dans ce cas il faudra bien uqe j'ai un autre déchet à offrir à la place!

Ces derniers mots le firent bouillir de rage et sa vue redevint claire d’un coup.

Mais il n’avait pas besoin de ça pour savoir à qui il avait affaire. L'homme le regardait avec arrogance et dégoût, le dominant de toute sa hauteur, pour bien marquer l’infériorité et l’impuissance du jeune homme. Ses yeux rougeâtres le scrutaient avec dédain et cruauté, et il ne put s'empêcher de frémir de dégoût à la vue de cette couleur significative.

- Ta gueule, enculé! Cracha-t-il.

L'autre éclata d’un rire cristallin avant de lui faire remarquer, enchanté :

- Tu n'es pas vraiment en position de donner des ordres ou de faire le malin, mon cher… Tu n'es même plus officier! Phobhos, l'agent de terrain virtuose, n’est plus qu’un traître à son rang désormais…

Il observa quelques secondes le visage efféminé et pâle de son interlocuteur, et son cou masqué par le col de sa combinaison anti-UV à capuche, puis il lâcha avec un sourire aussi méprisant que celui de son interlocuteur :

- Oh! Excuse-moi, je me trompe de terme… je voulais dire « Ta gueule, rat de laboratoire! »

L'individu poussa un rugissement enragé, et lui flanqua un coup de pied dans les côtes, s’arrangeant pour que le talon de sa botte touchât la plaie béante. Phobhos se retint à grand peine de ne pas hurler, mais ne put s’empêcher de pousser un gémissement de souffrance. Mais il continua, malgré la douleur, à le provoquer :

- On ne peut pas dire que tous ces binoclards en blouses blanches t'aient loupé… Tu es sûrement encore plus moche et plus bête qu'avant… et ni plus fort ni plus rapide à ce que j'ai pu constater! Fais quand même attention à ne pas trop m'abîmer, sinon tes chers maîtres risqueraient d'être mécontent de toi, gentil chien-chien...

Ces mots lui donnèrent droit à un nouveau coup, plus violent celui-ci. Là encore, il contint le hurlement qui ne demandait qu’à sortir. L’écho portait loin dans cette forêt, et Eleanore ne manquerait pas de l’entendre. Il ne doutait pas une seconde qu’elle ferait immédiatement demi-tour… Mais il fallait également qu’il capte l’attention de cet "homme", sinon il se lancerait à coup sûr à la poursuite de la jeune fille en fuite. Et ça, il devait l’éviter par-dessus tout. S'il devait mourir, il ne le ferait pas pour rien. Il s'en faisait la promesse.

L'insulté se pencha vers lui, fourrant sa main sur sa blessure, l’obligeant à serrer les dents de toutes ses forces pour résister à la douleur, et lui murmura à l’oreille, doucereux :

- Ne dépasse pas les limites, Phobhos! Fils de général ou pas, déchu de tes privilèges ou non, je te tuerai si l’envie m’en prend! Est-ce assez clair pour toi?

En un éclair, la main du blessé vola au col de son tortionnaire, tira prestement sur la fermeture qui s’ouvrit, et passa sur la nuque glacée comme celle d'un cadavre. Y plaquant ses doigts pour mieux palper les contours qu'il pouvait y sentir, Phobhos eut un rictus triomphant.

- Très clair, 231AC445.

L’impertinent reçu un énorme coup de poing qui faillit lui décrocher la mâchoire. Le pied botté s’enfonça impitoyablement dans son ventre, faisant sortir des flots de sang et de boyaux de la plaie. Heureusement qu’il s’y attendait, sinon, il aurait hurlé à s’en arracher les poumons. L'absorbeur recula promptement et referma sa combinaison, faisant cesser le grésillement causer par le contact de sa peau avec la lumière du soleil. Une odeur de chair brûlée flottait désormais dans l'air, mêlée à celle du sang.

- Petite enflure!! Persifla-t-il, j’avais prévu de lui réserver à elle, mais tu vas y goutter également!

Il tira d’une discrète poche une minuscule fiole, aux parois épaisses, empli d’un liquide translucide. Il eut un sourire pervers, et ouvrit le petit récipient.

Le blessé, haletant et fiévreux, tenta de reculer, mais c’était à peine s’il arrivait désormais à bouger ses membres. Il le regarda, impuissant, approcher et incliner la fiole au-dessus de sa blessure. Une goutte, une seule, tomba de l’exigu goulot de verre.

La douleur le lacéra de part en part, dévastant tout, le brûlant de l‘intérieur comme si son flanc avait été un volcan en éruption, comme si des milliers de mâchoires aux crocs acérés se disputaient ses entrailles. Son corps tout entier se crispa. La souffrance était trop forte, il perdit tout contrôle, ses membres se tordant comme pour tenter de fuir la torture.

Un hurlement déchirant se répercuta dans le silence de la forêt.
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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09. 09. 2009, 15:57

Je n'avais pas tenu. J'avais craqué de nouveau face à ma rage.* Qu'il aille au Diable!* Je refusais d'entendre une seconde de plus de cette histoire. Mon sang bouillonnant de fureur, hurlait vengeance. J'avais bondi, d'un coup, sans prévenir, à toute vitesse, comme un carreau d'arbalète fendant l'air et le temps pour mieux venir égorger sa cible. J'avais sauté du toit, avais pris appui sur un lampadaire, et d'une dernière impulsion, m'étais projetée juste devant lui, mes lames tout contre sa gorge, mon visage tout proche du sien. Que croyait-il, ce chien?! Ne savait-il donc pas que le passé est une boîte Pandore qu'il est bien imprudent d'ouvrir de la sorte!? Ne se doutait-il pas de la colère aveugle qu'il allait susciter?! Ou pensait-il que la douleur m'empêcherait de venir le vider comme un porc qu'on éventre? Si c'était le cas, c'était bien présomptueux de sa part d'oser conter pareil récit sans me connaître moi.

Je tremblais, tant le courroux qui m'agitait les entrailles me lacérait l'âme. Et lui ne bougeait pas, restant là, parfaitement immobile, son horrible sourire amusé toujours accroché aux lèvres, dans l'ombre menteuse de sa capuche. D'un geste rageur, je fis tomber cette dernière en arrière, terrorisée, au fond, de voir enfin son visage. Un silence de plomb nous écrasait. Non, je ne connaissais pas ces traits, ni ces yeux, ni cette bouche, et moins encore ce regard. Je ne le connaissais pas. Alors comment pouvait-il savoir?

Son sourire s'élargit. Mon intuition me souffla de regarder autour de moi. Et je vis alors les snipers embusqués, les ombres dissimulées un peu partout dans les ténèbres des ruelles et des bâtiments. Mon expression se déforma sous la hargne de la rancoeur. Ce pourceau se moquait de moi depuis le début. Il jouait. J'étais un jeu.

- Non, pas du tout.

Sa voix douce me fit sursauter. J'appuyai plus fort mes sabres sur sa gorge. C'était quoi le délire?! Mon ire peu à peu se ternissait de peur et d'incertitude. A quelle question répondait-il? Pouvait-il savoir ce que je pensais? Fronçant les sourcils, je tentai de comprendre. Qui était-il? Qu'allait-il faire?

- Ces questions sont dénuées du plus petit intérêt. Ce qui compte c'est... ce que toi, tu vas faire.

- Puisque tu sembles tout savoir, qu'est-ce que je vais faire? Crachai-je.

J'avais de plus en plus de mal à réprimer les tremblements qui m'agitaient le coeur. Sans que je sache trop pourquoi, l'idée qu'on pût lire en moi comme dans un livre me glaçait les sangs. Pour une des premières fois depuis mon arrivée à Ultima, j'avais peur.

Son expression devint soudain grave, et son visage empreint d'une sincérité claire. Il me fixa droit au fond des yeux. Les siens étaient délavés, comme brouillé par un flot étranger, comme si deux couleurs s'y mêlaient, indistinctes, différentes et pourtant proches. Il y avait du bleu, mais je n'aurais pas pu décrire ce qu'il y avait d'autre dans ces iris troublées de mystère.

- Justement, ça je ne le sais pas.

Une bouffée de colère supplémentaire vint m'emplir la poitrine. Se foutait-il vraiment de moi?! Il me prenait pour une imbécile ou quoi!?!

- Remets donc au fourreau ces deux bijoux, tu n'en auras pas l'utilité encore bien longtemps si tu t'en sers maintenant. Enfin après... ce n'est qu'un conseil, et tu n'es pas obligé de le suivre...

Je le dévisageai un instant encore, interdite. Je me sentais étrangement à l'aise avec cet inconnu, proche. Peut-être parce qu'il semblait savoir beaucoup de choses que j'étais pourtant censée être la seule à connaître, des choses enfouies au plus profond de mon être. Et en même temps, j'étais pleine de doute. Parce que j'avais envie de le tuer autant que de l'écouter. J'étais seule, toute seule, dans l'oubli des temps, et pourtant il savait. A quoi avait donc servi le silence?

A cette époque-là, ma froideur n'avait pas encore pris le dessus sur ma curiosité. Et mon manque d'expérience était plus profond que les abysses les plus noires. Je n'étais qu'une novice, qui avait fui ses points d'appuis, pour mieux oublier. Mais maintenant qu'on me rappelait... à quoi bon attendre de se détruire?

- Tu es trop prompte à la haine, tu sais. Le mépris t'irait mieux, le marbre éternel de ton corps serait plus éclatant dans la lumière de l'orgueil... Mais tu sais ce qu'il en coûte, n'est-ce pas?
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

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24. 09. 2009, 20:35

Oui, elle savait. Elle savait parfaitement. Mais elle ne bougea pas, soudain tremblante d'autre chose que de haine. Il sourit, avec douceur cette fois, hochant la tête d'un air entendu en lui tendant une main amicale.

- Rejoins-moi, je t'apprendrai.

Les yeux dans les yeux, ils restèrent ainsi longtemps, lui laissant son geste en suspens. Il lui dirait "Pardon" plus tard pour ce qu'il venait de lui infliger. Pour l'instant le temps pressait.

- Quoi?

Etrangement, il n'y avait aucune animosité dans son ton. Juste de la douleur. Il en fut surpris. Il ne s'attendait pas à ce que les masques tombent ainsi aussi vite. Mais il fit de son mieux pour garder toute sa contenance, dans cette question s'en trouvaient posées des dizaines d'autres, et sa réponse serait capitale. Sa main tendue retomba, tandis qu'il passait nonchalament l'autre dans ses cheveux corbeau, l'air songeur.

- Ce que je pourrai. A commencer qu'il ne faut pas promettre l'impossible...

Il savait la portée de ces mots sur elle. "Promettre l'impossible"... C'était cruel, il le savait, mais en l'état des choses, elle ne réagissait que dans la douleur et la rage. Et il était prêt à aller très loin, pour arriver à ses fins, même si ça impliquait de la pousser jusque dans ses extrêmes limites. Cette fille était forte, même en étant plus que fragile. Mais il savait qu'elle était capable de devenir plus dure qu'une statue de diamant. Il savait qu'un jour peut-être, elle serait capable d'haïr assez pour pouvoir aimer de nouveau. Pour l'instant elle n'en était pas capable, prisonnière de la peur et du dégoût, de lambeaux saignants de l'humanité. Il ne prétendait pas connaître la moelle et l'essence de son être, mais il en avait saisi des effluves, et s'en était déjà bien assez pour vouloir. Et si son don avait fait souffler le vent vers elle, c'était qu'elle était importante. Enfin... peut-être...

Son visage de porcelaine aux proportions délicates se tordit de fureur de nouveau, un instant durant. Il ne cilla pas, soutenant sans broncher l'ire de son regard à l'intensité indicible. Elle était persuadée que cela ne l'atteignait pas, mais en réalité, toute cette force de ressenti aurait ébranlé jusqu'à la moelle n'importe qui. Si lui était impassible, c'est qu'il n'avait pas le droit de faillir, et que de toute façon il était habitué à ne jamais rien laisser filtrer, ni joie ni peine. Sans ça, probablement aurait-il frémi, peut-être son visage blafard se serait-il teinté de remord, de peur, de souffrance ou de colère, peut-être serait-il parti, peut-être aurait-il hésité. Mais s'il faillissait à ce stade, plus rien ne serait possible.

La rancoeur s'éteignit aussi vite qu'elle s'était embrasée. Sa voix toute fois tremblait encore, incertaine, même s'il savait pourtant que cela ne voulait strictement rien dire. Elle n'était de ceux qui laissent l'incertitude les faire hésiter. Enfin, elle pourrait l'être, très facilement.

- Je ne vous fais pas confiance.

Il retint le mélancolique sourire qui lui venait au lèvres. Oui, ça, il s'y attendait un peu...

- Personne ne te demande de faire confiance. La confiance se donne, elle ne se demande ni ne se prend.

Et sans prévenir, l'étrange absorbeur fit volte-face, son manteau sombre voletant froidement autour de sa silhouette mince. Ombre muette qui en savait trop, poids du savoir et prix du silence, dans les carcans de l'éternité.

- Si tu me suis, tu t'engages. Lâcha-t-il en s'éloignant d'un pas tranquil et rapide à la fois.

Ne s'attendant pas à ça, prise de cours, la jeune femme aux yeux pervenche, l'interpela encore, malgré la distance qui se faisait entre eux :

- A quoi?!

Une certaine angoisse perçait dans la question, l'envie aussi.

- A tout et à rien. Bienvenue dans la Confrérie Damnée...
Que sonne le glas de la Mort, que résonne la colère des cieux déchaînés, que s'élèvent les hurlements de désespoir et les suppliques vaines, que déferle le torrent des flammes infernales, que coule le sang de ces vies impies, que perlent à leur paupière le regret de leur vie souillée. Mais que cesse enfin, cet insipide et insidieux battement dans ma poitrine...

Ce message a été modifié 1 fois, dernière modification par "Evangéline" (24.09.2009, 20:40)