23h 41. Et tout recommence, une fois de plus. La douleur bien entendue... cet horrible mal de tête! et puis les souvenirs apparaissent. Des nouveaux, comme d'habitude. Cette fois, ce sont ceux d'un petit bourgeois vivant dans une époque bien troublée. De sa vie à sa mort, un être qui n'aura vécu, lui aussi, que pour accroitre son capital... cinquante quatre ans de marchandage, et le voilà fauché par la mort, par la faute de minables brigands. Bah, dans le fond, sa vie aura au moins eu un interêt... son savoir aura accru le mien, au moins. Me voilà maintenant encore plus compétent dans l'art de la négoce! ah, le jour où j'abandonne le patronnat, il faudra que j'ouvre une petite brocante... un jour, un jour... c'est si facile de se projetter quand on a l'éternité devant soi. Cet imbécile de Steeve pourra enfin accéder au poste qu'il convoite depuis tant d'années, le mien. Il dit que je donne l'impression de ne jamais vieillir... sur ce point, et celui-là seulement, il n'a pas tort. Bah, lui aussi aurait du ouvrir une brocante, aprés tout: il est aussi mauvais dans la gestion d'un laboratoire que dans la gestion de son porte-feuille boursier. Pourquoi il faut d'ailleurs qu'il critique à chaque réunion d'actionnaire ma politique budgétaire de l'année dernière, celui-là?
Je me rendors parce qu'à 23h41, je dors. Meme si je sais que le phénomène se reproduira encore et encore, je n'ai heureusement plus aucun mal à me rendormir depuis que je comprends ce que c'est... c'est + une question d'habitude que de difficulté, dans le fond! il y en a bien qui apprennent à avaler une épée ou à arrêter de fumer. Dans le fond ca pourrait même être distrayant... oui, bien sur, je n'ai pas vraiment le choix. Ce n'est pas tout à fait comme si je l'avais vraiment eu la première fois non plus! Sous la peur, tout ce que je me rappelle avoir compris, c'était qu'il me proposait un marché ou une mort immédiate. Bien sur, idiot comme j'étais, je n'ai même pas écouté. J'avais subi tellement d'aggression à main armée de gens qui en voulaient à ma fortune, qu'il me paraissait évident que tel était le but de celui-là aussi. Ah, oui, les aggressions... c'est vrai que depuis, on ne m'a plus pris un centime. Je me rappelle de la tête qu'ont fait ces jeunes l'autre soir quand j'ai arraché les bras de leur compagnon... je doute qu'ils essaient avant un moment d'aggresser quelqu'un dans mon quartier, même peut être ma voisine agée !
L'homme avait parlé de Vassal et de Sang. Il faut dire que son regard était effrayant... j'ai difficilement suivi ce qu'il m'a dit. Tout ce que j'ai compris, c'était qu'il me demandait de lui obéir et je l'ai fais sans hésiter. J'ai même tendu mon porte-feuille, tremblant. C'est alors que son sourire a dévoilé ses dents, et là j'ai compris qu'il y avait quelque chose d'anormal. Oui, ça peut vous sembler étrange qu'une aggression en elle-même ne le soit pas déjà. C'est certainement vrai pour un homme ordinaire, ça l'est moins quand on possède 53% d'une puissante compagnie pharmaceutique. Mais quand même! lui qui connaissait le phénomène, il aurait pu choisir une autre heure! Bah, dans le fond, ça n'est pas plus mal comme ça. Je suis quasi tout le temps tranquille, chez moi, sans public ni objet lourd ou fragile dans mes mains, à cette heure-ci.... ah, 23h41... tu représentes à mes yeux toute ma nouvelle condition.
09h55. Je téléphone à Brad, je l'écoute me parler du projet de recherche Gamma bloquant - que je connais déjà par coeur - en silence, puis du dernier conseil d'administration auquel j'ai moi même déjà assisté. Il insiste sur la nécessité de modifier notre message publicitaire, comme quoi nous devrions présenter le produit comme une nécessité et non comme une aide aux personnes en phase terminale de cancer. On en a déjà discuté, je l'en informe et ajoute qu'il s'agit avant tout d'un palliatif modéré, il me rétorque que le bénéfice final sur le chiffre d'affaire est à de pareils détails. Ah le monde du commerce... je finirais par croire que Brad est un être encore plus maléfique que je ne le suis moi-même. Non, quand même pas, il y en aurait beaucoup pour voter sur moi plutôt. A commencer par les jeunes qui ont tenté de me dévaliser l'autre jour. Je suis le fil de la conversation tout en vaquant à mes rèveries, il est vrai que c'est plus facile de faire ce genre de chose quand on lit dans les pensées d'autrui avec autant d'effort que de regarder une image et en saisir le sens. Trés pratique, surtout quand on vous barbe pendant des heures comme savent le faire ceux qui cherchent à vous vendre leurs idées. Mais par contre, allez avoir la patience d'écouter jusqu'à la fin votre interlocuteur quand vous connaissez ce qu'il va dire depuis le début! ça se cultive, heureusement. Brad finit par me proposer un rendez vous, au Little Burger, pour ce midi. J'accepte, il se réjouit et on raccroche. Ensuite, il me reste à approfondir ma lecture des "Grandes légendes et contes de jadis". J'aime regarder ces écrits vieux de je ne sais quand, avec l'espoir d'y trouver d'autres créatures comme nous. Peut être que je me condamne moi-même de ce que je suis, que je cherche d'autres parasites de l'humanité autre que nous pour justifier notre existence et nos mobiles. Enfin, si c'était ça, il me suffirait d'eplucher la bibliothèque du laboratoire de recherche pour en trouver des millions... une idée me fait sourire, c'est peut-être contre nous que sera le prochain projet de recherche. Ah, j'imagine déjà Brad en train de me vanter les mérites de son médicament: "Oui, la prise est quotidienne et à vie mais deux petites gellules et l'appetit de sang devient proche du zéro! On pourrait donc le présenter comme une sorte de complément alimentaire". Un complément alimentaire, ahahah... Oui en fait ce médicament - pardon, complément alimentaire! existe dores et déjà: ce sont les poches de sang. Ah, ces poches de sang... je plains mes frères qui ne disposent pas d'une quantité de sang quotidienne à portée de main comme moi. Mon père aurait sans doute conclu: "Le monde n'appartient qu'aux Riches". Ce n'est pas tout à fait vrai: le monde appartient aux favorisés. La Richesse n'est qu'un des moyens de l'être ... ou de le devenir.
12h 10 J'arrive à mon rendez vous du Little Burger, Brad est déjà là, son dossier sur la table ouvert - visiblement pour moi, puisqu'il est tourné dans l'autre sens. Il sourit en me voyant, et me tend d'ailleurs le dossier, que je feuillette vaguement. Il a l'air déçu visiblement par ma hâte, croyant que je n'ai pas regardé précisément, il m'indique que les chiffres pour le projet TRG sont en page 12 et sont un exellent élément de comparaison, et me rappelle - inutilement - que le projet TRG est, "comme vous le savez bien monsieur le directeur" l'exemple-type de l'offre pharmaceutique dopée dés l'instant où une publicité correcte vient mettre son grain de sel dans les ventes. Je refrene l'envie de lui réciter mot par mot de mémoire la page 13, 14, 15, que j'ai déjà lu - dans son esprit - et je lui réponds: -Brad, je n'ai rien contre une telle idée. Mais c'est au directeur commercial d'en décider. Je ne voudrais pas froisser Yan en lui imposant par la force votre idée. C'est un trés bon élément et un directeur commercial exemplaire dont je n'ai jamais eu à me plaindre.
Il hésite, puis sourit, visiblement ravi de voir que je l'approuve et qu'il a le champ libre. Je déjeune d'un repas tout aussi gras que copieux, sans goût pour ceux de mon espèce bien sur, mais je pars l'esprit plus libre que ce matin. Ma malédiction de vampire n'est rien face à celle d'être le directeur! Comme je suis sympa, la plupart pense que je peux règler leurs différents les plus infimes. Que ce soit mon rôle ou pas, ça, ils n'ont pas l'air de le saisir correctement tous...
Je passe une aprés-midi agréable, occupé à dévorer les Grandes légendes et contes de jadis, dérangé par quelques coups de fil anodins. Je n'attends en fait qu'une seule chose: 23h41.