Dehors, c’était sombre. Comme d’habitude, deux heures du mat‘. Entre les immeubles polycristallins, on entendait rugir le vrombissement d’un moteur lancé à pleine vitesse. Un engin monoplace dépassa en trombe une supérette à la vitrine explosée. Arrivé à un embranchement, de petits réacteurs s’allumèrent, le faisant bondir au-dessus du trafic avant de retomber sur son unique roue gonflée à bloc. Puis l’appareil continua le long d’une ruelle. Esquive une poubelle, puis se retourna. Les deux mitrailleuses légères rougirent en s’échauffant, puis crachèrent une volée de métal scintillante. Au loin, deux formes volantes tombèrent en flammes. Trois autres suivaient. Des anges. Chacun armé de deux épées, filant comme des missiles. Le cockpit de l’unité mobile se releva, et une jeune femme en descendit. Elle releva un énorme flingue ouvragé. Un jouet unique, un accélérateur linéaire magnétique réduit à la taille d’une arme de poing. La cellule énergétique lâcha un éclair, suivit du hurlement du projectile qui traversa l’air pollué avant de descendre une nouvelle créature ailée. Plus que deux. Son arme vide, la fille dégaina deux dagues en titane, effleura une commande sur son engin, qui disparut, puis courut. Droit derrière elle, poursuivie par les deux anges, presque morte de rire. Un mur, cul-de-sac. Elle saute, prend appuis dessus, se retourne en vol et percute le premier de plein fouet, lui laissant la première lame dans le bras. Puis elle retombe et se relève, en sort une nouvelle. Une grenade à main écarlate. Elle éclata de rire, puis bondit sur le côté, échappant aux quatre lames qui menaçaient de lui décrocher la tête des épaules. Courant le long du mur, rapide, elle tira la langue à ses poursuivants avant de leur jeter l’explosif. Une bombe au plasma. La chaleur consuma toute trace des deux monstres.
Puis elle revint tranquillement à son origine. Une sorte de fée biomécanique l’attendait, comme assise dans le vide, mais ce n’était que le dispositif stealth qui protégeait son unité mobile des attentions indiscrètes. Une fiche et un câble vinrent se loger entre ses doigts, elle les brancha aux implants derrière ses oreilles de chat bioniques, et entreprit de faire son rapport.
- Inquisitrice Nequesh, pour quartier général Inquisitorial. Code de sécurité Ouroboros. Mission de routine, destruction de cinq créatures de type Ailées Mineures. Utilisation d’une cartouche de Ravage, d’une dague, d’une grenade plasmique et d‘un chargeur de Centauri. Dégâts mineurs aux bâtiments. Fin de transmission.
Mission de routine, ouais tu parles, encore une action pourrie, pensait-elle. Le genre dont personne ne veut se charger. La fée vint se poser sur son épaule alors qu’elle s’asseyait contre le mur. Une cigarette au bec, elle se remémora quelques détails.
Elle était née il y a 27 ans, à la fin de la crise économique qui s’était muée en guerre totale. Les sociétés d’import-export, principalement venant des nouvelles technologies de 4e génération, avaient réellement prit le contrôle de certains États. L’ONU ne voulait plus rien dire quand des businessmen cinquantenaires avaient assez de fric pour se payer un armement meilleur que n’importe quel pays. Ensuite ça avait dégénéré, une tête nucléaire était partie dans le vent, avait été interceptée au-dessus d’une petite ville au cœur d’une Amérique du Nord coupée en cinq. Vitrification pure et simple, ça avait été le signal d’alarme. Immédiatement, une forme de paix précaire avait été signée, mais autre chose se profilait. Les catastrophes climatiques. Les conneries humaines avait renversé le cours originel de la nature. Tempêtes, sécheresse. L’Afrique ne subsistait plus que par poches, complètement cramée. L’Europe avait perdu une bonne partie de ses terres, tout comme les îles d’Océanie et le sud de l’Asie. Alors le seul moyen de s’en sortir avait été montré par les sociétés autrefois honnies : les arcologies, sortes d’immenses cités en verre ultra technologiques, les ultimes repaires. Londres avait été transformé. Montréal aussi, et Seattle, et plein d’autres. Et dans tout ce merdier avait émergé Annlombre.
Elle, elle avait cinq ans quand elle était arrivée ici. Ça paraissait idyllique, après les éruptions à moitié naturelles du Mont Sainte-Hélène qui avait emporté sa sœur. Seulement voilà, on ne sait pas comment, des créatures l’avait investie, et s’entretuaient. Des humanoïdes avec des ailes blanches et des épées, l’imaginaire collectif les avait vite baptisés Anges. Et en face, des créatures écarlates bipèdes, avec des griffes comme des poignards à la place des doigts. Des Démons, logiquement. Le même jour, une brume avait entourée les deux derniers étages de la tour principale, et personne ne pouvait plus y rentrer. Au début ça avait plein de noms emplit d’esprit, maintenant c’était la Tour Rayonnante, rapport à l’orage perpétuel qui sévissait autour. Ou la Tour, simplement, avec le T majuscule accentué, qu’on saches quand même de quoi on parles. En réaction, une nouvelle forme de milice avait émergée, financée par les dons des inquiets et des peureux : l’Inquisition, qui chassait ces manifestations de l’étrange. Et pour en revenir à la miss Nequesh, à sept ans, elle avait vu ses parents se faire mettre en miette par une de ces choses qui était entrée dans leur appartement. Planquée sous le lit, elle en avait quand même prit plein les mirettes. Un inquisiteur s’était ramené, avait mit en fuite la créature, l’avait probablement tué, s’était émue de la petite orpheline et l’avait élevé. Deux décennies plus tard, elle chassait ces bestioles pour le compte des grands pontes de l’organisation. Et certains soirs, ça la faisait quand même vachement chier.
Et en plus, une goutte d’eau empoisonnée venait de tomber pile sur le foyer de sa clope. Le genre de truc qui n’arrive que quand on en a vraiment pas besoin. C’était proscrit de la rallumer. Les agents chimiques réagissaient très mal à la chaleur, autant la pluie était peu toxique, autant la vapeur chaude pouvait être mortelle à cent pour cent. Dégoûtée, elle jeta le mégot et s’apprêta à remonter sur son engin. Natrelle, son paternel adoptif, devait l’attendre pour le débriefing. Oh et puis merde, ça pouvait attendre. Nouvelle Aube était pas loin. Le bar des bas-fonds, le repaire des jeunes loups et des anciens oubliés du système. La planque idéale pour oublier, le temps d’une soirée. Elle rechargea son flingue, prit quelques dagues et relança le mode stealth. La fée se planqua dans la poche intérieure de la veste longue qu’elle venait de mettre, du sur-mesure, avec un tissage de kevlar diamantin en interne. Elle s’évanouit.
Dix minutes plus tard, la voilà devant la porte du bar. Ça puait la came à cent mètres, un type complètement arraché traînait sur le sol, en compagnie de sa flaque de vomi. Crade. A l’intérieur, ambiance Cour des Miracles. Des jeunes gothiques décérébrés se trémoussaient sur une musique criarde qui n’avait plus grand-chose à voir avec le métal ou la darkwave du siècle précédent. Des vieux zonards, l’air mauvais, cuvaient au fond de la salle, des dealers posaient leurs étals à même le sol et fournissaient pour tout les âges. Ça sentait un peu la communauté forcée pour certains. Et au fond, le bar, en pièces de récupération genre béton armé. Le barman, Rebe_4, avec ses dreadlocks et son masque de cuivre, qui ne laissait voir que sa bouche et sa mâchoire inférieure. Ça lui suffisait pour gueuler. Ou sourire, dans le cas présent.
- Chaton rentre au bercail. Qu’en est-il de sa chasse ?
Nequesh s’assit sur une chaise haute rétro, et planta une de ses dagues dans le comptoir. Pure précaution, formellement acceptée.
- Comme d’hab‘, Reb’. Cinq piafs qui jouaient les durs sur Neotech Avenue. Jleur ait réglé leur compte. Envoie-moi un Jade Pourpre, j’ai soif.
Signe de tête, et il se retourne, pas inquiet. Faut dire que cinq de ses gars surveillent en permanence la salle, automatique anti-émeute sous la main, à chaque coin.
- Panthère, le Masque entend des rumeurs. La voix du Peuple Obscur lui dit que les choses vont de pire en pire. La voix dit qu’elle n’a jamais vu autant de Volants et de Rougeauds depuis la Fondation. C’est à la couvée de Panthère de s’occuper de ce genre de désagrément, n’est-ce pas ?
- On va dire ça. Mais tu sais ce qu’il en est. Ces salopards d’Angelots sont insaisissables, les Carmins sont bien fortifiés. On a essayé tu sais, mais les déloger, c’est la merde. Alors on sauve les meubles en attendant de trouver un défaut dans la cuirasse.
- Panthère, le Masque a peut-être un truc pour toi. Il se dit que ce genre d’histoire, c’est pas bon pour les affaires. Alors il se dit que si tu devais rendre visite à celui qui porte le même nom que son père. Il sait beaucoup, et pourra probablement t’aider.
- Et je le trouves où, ton gars ?
- Si c’était Rebe_4, le Masque, qui devait chercher, il irait du côté des aéro-docks. La solution se trouve part là.
- Et ça me coûte combien ?
- 300 yens. Un prix d’amis.
Elle lui jeta sur le comptoir la somme en pièces sonnantes et trébuchantes -le prix de la conso en fait- et se détourna. Sur la scène, de l’autre côté, un groupe de jeunes techno-punks venait d’attraper les instruments, et jouaient un air révolutionnaire à la mord-moi-le-nœud, qui tenait plutôt du complexe d’ado gosse de riche que de l’avant-poste de la contestation. C’était pas ça qu’il lui fallait. Elle se cassa.