Par la fenêtre, la lune jetait sur l'enfant sa pâle lumière dans l'encadrement des sombres rideaux. Elle se plaça en cinquième position – pieds en dehors, collés l'un contre l'autre – le dos bien droit, le port de tête gracieux. Immobile, elle attendait... quoi ? le départ d'une nouvelle mesure. Enfin elle se mit à danser, avec une maladresse touchante d'abord – il y avait si longtemps qu'elle ne s'était entraînée ! - puis avec une confiance et une grâce croissantes. Un adorable sourire vint éclore sur ses lèvres.
Pendant ce temps, la fée se promenait dans le paysage enneigé qui étincelait sous l'astre nocturne. Pensive, elle se demandait quand Juliette aurait la force de chasser ce froid paralysant... Elle s'arrêta sous une arche gelée, caressa d'une main pâle et un peu raide une colonne de glace. Tout à coup, quelque chose de froid tomba sur ses cheveux ; surprise, elle y passa les doigts, et sentit qu'une mèche était humide ; ses yeux d'argent, reflet jumeau de la lune, se levèrent sur la voûte arquée pour y découvrir des gouttes d'eau...
« La glace fond... Oh, Juliette, tu as trouvé la paix du coeur et le bonheur de l'âme, enfin... Mais c'est trop tard, mon coeur ne peut déjà plus ressentir de joie à cette idée. »
Trop tard... Oui, elle mourrait bientôt, elle le savait maintenant. Elle mourrait sans savoir si cette fois, le Néant serait réellement anéanti...
Levant les yeux vers les fenêtres de sa vaste demeure,elle aperçut l'enfant qui dansait, légère, gracieuse, éthérée ; petite fée de l'enfance réchauffant le coeur de ce monde par la flamme enjouée de sa passion. La lune la nimbait d'un halo blanc, la parant de l'éclat d'une fleur de printemps tandis qu'elle dansait, dansait sa joie de vivre. Et par cette improvisation spontanée, elle recréait la vie autour d'elle.
Le sol trembla : le Noir Absolu, sentant le danger qui le menaçait, se démenait dans sa prison souterraine. Dans sa chambre, Juliette frémit et cessa de danser.
La fée sentit aussitôt le froid redoubler tandis que des nuages d'anthracite s'amoncelaient au-dessus d'elle. Sa voix claire s'éleva, empreinte d'encouragement bienveillant :
« Enfant, prend courage ! Ignore le Néant, il ne peut rien te faire. Danse, petite Juliette, danse ton enfance, tes joies, tes espoirs ! Danse et ne t'arrête pas, quoi qu'il advienne ! »
La petite fille l'entendit, malgré le vent qui commençait à souffler. Elle tenta d'esquisser à nouveau quelques pas, mais le coeur n'y était plus : terrorisée par les manifestations du Néant, elle semblait ne plus pouvoir prendre le dessus, et ses gestes, flous, saccadés, désordonnés, n'avaient plus rien de gracieux, ni d'ordonnés.
Un coup de tonnerre claqua, sec, brutal. L'obscurité était presque complète. La fée, dans l'étendue neigeuse, gémit et se courba, une main crispée sur son coeur. Quelle souffrance ! Il fallait tenir pourtant, sans quoi la chose monstrueuse qu'elle avait su séquestrer se libérerait... Mais que faisait la fillette ? Il fallait lui redonner courage...
« Juliette, pense aux moments les plus heureux de ta vie ! Vite ! »
L'enfant ne répondit pas, tétanisée. Elle se mit à fouiller fébrilement dans ses souvenirs, mais elle ne parvenait pas à arrêter son choix sur l'un d'eux, car en arrière-plan de ses pensées demeurait la terreur paralysante que la perspective d'échouer face au Néant générait en elle.
Nouveau coup de tonnerre. Un gémissement déchirant, inhumain, terrifiant déchira l'atmosphère oppressante, couvrant la voix grondante du ciel torturé.
« Reine de l'hiver ? » appela Juliette, angoissée.
Aucune réponse ne lui parvint.
« Hohé ? »
Rien.
Rien, si ce n'est le gémissement lancinant du vent. Brusquement, Juliette s'aperçut qu'elle ne voyait plus rien du tout, en fait... Le froid, mortel, s'insinuait en elle, et l'orage déchaîné lui parvenait comme étouffé. Elle comprit alors que la fée était morte et que le Noir Absolu s'était libéré. Les larmes aux yeux, elle trouva enfin la force de lutter. La danse qu'elle entama était lente, intense, mouvante, expression du cours tranquille d'une vie paisible. Ses mouvements fluides et légers rappelaient la glace qui fond lentement, la fumée paresseuse qui s'élève nonchalamment d'un feu de bois chaleureux, les rayons du soleil qui se coulent au dessus de l'horizon par un matin printannier.
C'est alors qu'autour d'elle, elle put distinguer le sol blanc, la haute croisée, la chambre richement ornée. Elle se mit à danser plus vite – ce n'était plus l'éveil après un long hiver, mais l'activité joyeuse du printemps. Plus légère qu'un oiseau, la petite fille bondissait souplement, tournoyait gaiement, insaisissable, légère, gracieuse. Oui, elle pouvait vaincre le Néant ! Elle laissa échapper un sourire ravi ; un rayon de lune vint percer les ténèbres... Encouragée par ce succès, elle se lança dans une série de pas enjoués, vifs, précis ; s'éleva en un grand jeté silencieux, parut un instant planer, pâle cygne auréolé par le flot de lumière opaline diffusée par l'astre nocturne... Dans le ciel pâlissant, un vol d'oiseau passa en lançant un appel joyeux. Il sembla soudain à Juliette que sa poitrine, libérée d'un grand poids, pouvait enfin respirer normalement, sans à coup, profonde : elle avait le sentiment d'émerger à l'air libre après un séjour prolongé sous l'eau, en apnée... Les couleurs des arbres fleuris, libérés de leur gangue cristalline, lui paraissaient plus vives que d'ordinaire dans l'atmosphère pure, comme si jusque-là, un voile translucide s'était toujours interposé entre elle et le monde. Les craquement de la glace en train de fondre et de se briser lui paraissaient plus sonore, et le vent chargé soudain de parfums printaniers lui caressait les joues. Elle toucha de nouveau terre, souplement. Et comme elle comprenait qu'elle avait vaincu le néant, Juliette, ravie, redevint une simple fillette.
« J'ai réussi ! Reine de l'hiver, j'ai chassé le Néant de votre royaume ! »
Elle sortit de sa chambre en trombe, dévala les escaliers, traversa le grand hall ; quand elle franchit le portail, elle cligna des yeux, éblouie par la splendeur de l'aube. La neige avait disparu, remplacée par un tapis de jonquilles. La glace avait fondu, et les tours étincelantes avait cédé la place à de hauts arbres renaissants... Cependant l'enfant ne se laissa distraire ni par le pépiement de moineaux venus d'on ne sait où, ni par les senteurs enivrantes des fleurs qui offraient leur corolles aux rayons du soleil levant. Elle cherchait une certaine dame au visage à demi gelé mais d'une grande beauté. Parcourant des yeux le paysage féérique, elle la vit enfin, allongée dans les fleurs. Elle s'approcha vivement, s'agenouilla, posa la tête sur sa poitrine.
« Morte... J'ai agi trop tard, bien trop tard ! »
Les larmes aux yeux, Juliette contempla la morte, libérée de la glace qui avait commencé à l'atteindre quand elle l'avait rencontrée : sa peau demeurait pâle, mais ne présentait plus cette blancheur bleutée du givre ; les cheveux, blonds, cascadaient sur ses épaules et son cou gracile ; et les prunelles, entre les longs cils, jetaient leur éclat bleu sur un monde qu'ils ne voyaient plus. En fait, remarqua la fillette, la fée ressemblait à sa mère pour la forme du visage et la silhouette fine ; à son père pour ses yeux en amande et le nez fin, légèrement busqué. Douleur violente au coeur, frisson d'appréhension : Juliette réalisa tout à coup qu'elle-même ressemblerait à cela quand elle aurait atteint l'âge adulte.
Mais alors...
Alors, elle n'en avait pas terminé avec le Néant !