La jeune générale arpentait les longs corridors sans fin, remachant de biens noires pensées, qui tourbillonnaient à foison dans un esprit qui osait à peine formuler silencieusement un présentiment qui prenait peu à peu le visage d'une certitude. Ils allaient échouer. Les humains perdraient. Peut-être pas la bataille, mais la guerre. Les créatures de la nuit se laisseraient peut-être prendre au piège une fois, mais pas deux. La victoire serait à eux pour ce premier affrontement, mais pas le triomphe final. Non, ce dernier serait sûrement aux mains des vampires. Ces êtres de l'enfer étaient diaboliquement rusés et intelligents, ils sauraient se jouer de leurs pièges dès le second assaut, peut-être même dès le premier. Et il n'était pas à en douter que eux aussi réservaient à leurs adversaires quelque ruse ignoble qui aurait tôt fait de semer panique et mort dans les rangs humains.
Elle qui avait été entraînée par les meilleurs, qui avait appris avec les plus érudits, et a qui depuis toujours on avait assuré la supériorité des hommes et de son clan, était assailli par mille doutes qui rongeait perfidement sa loyauté et sa détermination. Les pernicieux affres de l'incertitude tourmentaient son esprit conditionné pourtant à résister à toutes les sortes de sapages mentaux. Evangéline ne savait pas, ne savait plus que penser, que faire. Se battre? Fuir? Rester en arrière et aviser ensuite? Les choix étaient plutôt restreints. Et aucun n'était particulièrement préférable. Si elle se battait, elle aurait les honneurs, mais risquait de mourrir de manière prématurée, dès le premier affrontement. Si elle fuyait, et que les humains perdaient, elle aurait la vie sauve bien qu'elle serait rongée de culpabilité, mais s'ils gagnaient, l'opprobre pèserait sur ses épaules, et la confiance qu'on lui accordait, tout comme ses nombreux privilèges, partirait en fumée. Et la dernière possibilité, celle qui lui répugnait le plus par son apparante neutralité qui était en fait des plus moindre : elle lui permettrait d'avoir plus de chances de rester saine et sauve, mais sans la moindre gloire, voir même un bon lot de quolibets sur sa passivité, et un risque d'y passer fatalement en cas de manque de rapidité. La plus désavantageuse en somme, et qui avec ça, ne correspondait pas du tout à la belle meneuse d'hommes. En effet, la neutralité et la sécurité n'était pas le genre de la maison. La jeune femme était adepte des coups de poker et des prises de risques, sans pour autant être imprudente bien sûr. "Soit tout, soit rien" était une phrase qui avait provoqué bien des décisions...
Le soleil avait décliné bien trop vite au goût de tous. On aurait dit que l'astre de feu avait cavallé à bride abattue sur son chemin de rayons d'or, pressé d'assister depuis son auguste place à la bataille sanglante qui déterminerait le sort de ce monde qu'il devrait éclairé jusqu'à sa mort. Les derniers pans en fusion de l'astre solaire embrasaient le ciel d'orange violent et de rouge, comme si déjà le sang de la bataille se répandait jusque sur la voûte céleste qui semblait brûler d'un brasier divin dont les flammes titanesques et gracieuses saignaient, blessures incandescentes qui crachaient leur écarlate contenu. Evangéline monta un vaste escalier en colimaçon, dont la pierre blanche semblait d'or fondu sous la lumière intense que laissait pénétrer les arcades sculptées qui dévoilaient un horizon de feu et de sang. La générale, arrivée au sommet des marches, se retrouva sur une étroite terrasse, qui, surplombant tout le camp, offrait une vue grandiose sur ce ciel qui flambait, à l'instar de tant détermination et de certitudes. Elle observa ainsi, pendant un temps qui lui parut éternité, ces milliers d'hommes qui grouillaient, donnant au camp des allures de gargantuesque fourmillière à l'activité foisonnante. Des centaines de soldats, comprenant qu'ils ne reverraient sûrement jamais sa lumière, s'étaient installés à l'entrée du campement et observaient ce soleil qui était leur plus grand allié contre les forces ténébreuses qui allaient les assaillirent, et qui pourtant allait disparaître, les abandonnant à leur sort, laissant entre leurs mains mortelles, leur destin et celui du monde des hommes.
Evangéline se laissa pénétrer par ce spectacle dont la majestuosité laissait coi et emplissait le regard et l'être comme un souffle irrésistible à la puissance de plomb balayant tout sur son passage. Comment la fin du jour, l'arrivée des ténèbres et de la peur pouvait-elle être si belle? Comme quoi, la mort d'une chose peut la mener au paroxisme de sa beauté... Heureusement, le jour revient chaque matin, sa mort n'est pas définitive. Un homme en uniforme déboula sur le balcon aux ballustrades de marbres, tout essoufflé d'avoir gravi l'escalier au pas de course. Prenant à peine le temps de reprendre son souffle, il lança à la générale qui n'avait même pas détourné la tête pour regarder le nouvel arrivant :
- Madame! Il faut vous hâter! Nous vous avons cherchée partout! Le roi vous attend, les premiers régiments sont déjà en train de se diriger vers l'entrée du monde souterrain! Vous devez rejoindre votre poste Générale...
Le silence retomba, troublé seulement par le bourdement des paroles et les cliquetis d'armes en contre-bas. L'homme, un officier fraîchement nommé sur ordre de la jeune femme, attendait une réponse, dévorant des yeux malgré lui avec admiration et ferveur, la personne qui avait su redonner courage à toute une armée, sans montrer le moindre doute, ni la moindre faille. Pour l'avoir souvent cotoyé, il savait que ce n'était que façade, et qu'au fond, la peur et les doutes étaient bien là, comme chez chacun, sous ce front gracieux qui bien souvent arborait les plis du souci. Mais pour cette capacité à faire abstraction de ses propres pensées et de ses propres démons, ceux qui étaient bien conscients de cela l'admiraient encore plus. Une légère brise agitait la souple chevelure de soie de la jeune femme ainsi que son ample cape aux reflets moirés, faisant ressembler l'humaine à un esprit apparu dans l'aveuglante lumière du couchant. Le soleil se mourrait lentement, et bientôt il ne serait plus qu'un pâle halo sur la ligne harmonieuse des montagnes anciennes qui trônaient au loin, géants immortels de roche et de terre.
- J'arrive Alann... Dit à nos hommes que nous allons également nous mettre en route pour le champ de bataille. Pensez à faire entassez du bois pour notre retour. Le sang va coûler ce soir, il y aura des ennemis à brûler en quantité... Il serait bête que certains aient le temps de se régénerez avant d'être immolés par le feu, tout ça par manque de combustible!
Elle fit volte-face et adressa à son subalterne un sourire éclatant, débordant d'assurance et de promesses de victoire. Puis, avec toute la prestance d'un monarque, et se dirigea vers les marches qui déjà s'assombrissaient et les descendit d'un pas égal et déterminé, en lâchant :
- La Mort va avoir du travail. Charon fera traverser nombre d'âme... et pas seulement celles d'humains. Montrons leur que les âmes de ces chiens sont plus agréables à transporter que les nôtres, et que l'enfer leur va mieux qu'à nous. Le Tartare va retrouver ses suppôts ce soir, ce sera retour à l'envoyeur!
Alann, heureux de l'enthousiasme de sa supérieur lui emboîta vivement le pas. Ensemble ils sortirent du bâtiment principal pour rejoindre leur régiment. La générale fit une halte pour s'armer et se vêtir en vue du combat nocturne. Gilet pare-balle enfilé, casque coiffé, et pistolets spéciaux à la ceinture, elle prit la tête des hommes dont elle avait la charge, et qui, elle le savait, auraient donné leur vie pour leur générale. Elle avait fait son choix : elle combattrait aux côtés de ces personnes qui comptaient sur elle, et à qui elle tenaient plus qu'il ne l'aurait fallu, quitte à y laisser sa vie. Au moins, on ne dirait pas d'elle que son esprit de stratège et son grade élevé avait pris le pas sur son courage et son intégrité.
Bientôt ils furent à l'entrée du monde ténébreux. Les lampes furent allumées, vomissant leur éblouissant flot deblanche lumière crue, qui aveugla pendant un long moment les troupes de première ligne. La peur grondait, mais on gardait confiance malgré tout. Les coeurs battaient à l'unisson une chamade endiablée, chacun émettait ses dernières prières, et tous au fond, frémissaient également d'impatience, avide du sang d'un ennemi qu'on leur avait décrit comme un monstre à apparence humaine pour le quel il ne faudrait faire preuve d'aucune pitié. Un silence de mort se fit, écrasant et insoutenable. Et soudain, la terre fut agitée de légers soubresauts, qui s'intensifièrent de seconde en seconde. Un martellement cadencé, qui subitement se stoppa. Puis, plus rien, de nouveau le silence. La transpiration perlait à tous les fronts tant la pression était grande dans la nuit naissante pourtant porteuse d'une agréable fraîcheur. Des cris stridents se firent entendre, ponctués de bruissements semblables à ceux d'une nuée d'oiseaux. L'horreur commençait.
Ce message a été modifié 7 fois, dernière modification par "Evangéline" (22.04.2008, 22:14)