Les membres agités de spasmes nerveux, elle rampa jusqu'au mur à quelques mètres derrière elle. Ses cheveux poisseux de sang et de sueur lui collaient au visage, elle devait sans cesse les repousser pour pouvoir conserver une vision cohérente de ce décor qui la mettait mal à l'aise et l'apaisait à la fois. Les grands murs de pierre ne semblaient pas parler de mort, contrairement à la plupart des endroits abandonnés de la Cité, et les anges du plafond veillaient, hypocrites mais fidèles gardiens, sur la morte et morne quiétude des lieux. Un, en particulier, paraissait la fixer, de ce regard doux et plein de mystère qu'on attribue souvent aux anges, son visage impassible ne prenant d'expression que par ses yeux déteints où pétillait encore la lumière du peintre.
Prise de sueurs froides, elle le contempla, de ses grands yeux vert d'eau mouillés, qui, quelles que fussent les circonstances, semblaient ne fixer rien de précis, comme si les larges pupilles brillantes avaient été aveugles, contemplant un autre monde, invisible et différent. Mais, si son regard à elle était vague, celui du dessin, lui, était aigu, net, malgré les affronts du temps et de l'oubli. Et il ne faisait aucun doute que c'était vers cette chétive humaine que ces yeux immobiles étaient tournés. Prise de malaise sous l’œil scrutateur et fixe, elle se pressa contre les briques grises, la nausée lui brûlant la gorge, sa frêle colonne appuyant presque douloureusement sur la pierre froide.
Pourquoi avait-elle l’impression que ce jeune homme ailé lui en voulait, lui reprochait quelque chose, alors qu’il n’y avait qu’un sourire dans son regard, et que son visage pâli n’était rien de plus qu’un dessin aux couleurs passées, représentant des croyances désuètes et perdues, un rêve d’espoir égaré? En quoi était-elle en faute ? On lui avait interdit de ressentir, n’avait-elle même pas l’ultime droit d’avoir peur et de douter?
Une pierre bougea dans son dos, effritée et instable entre ses consœurs toutes semblables et différentes. Les images du couteau s’enfonçant dans la chair en un grand hurlement à perdre la raison, du sang lui giclant au visage, s’imposèrent violemment à elle. Le rire monstrueux lui vrilla les tympans, la lumière malsaine toute vouée à elle dans le regard du démon aux longues canines luisant dans le noir, l’éblouit de ténèbres, encore. Tu veux goûter, toi aussi, petite fleur ? Regarde, regarde comme il a mal… Un gémissement se glissa entre ses lèvres qu’elle mordait jusqu’au sang. Fébrile, elle se retourna d’un bloc, échappant à la flamme fantomatique de l’ange, et se mit à gratter furieusement les joints fragiles de la pierre, se faisant mal aux ongles, frôlant se les arracher, à force de coups de griffes fiévreux. Se concentrer sur une tâche, s'occuper les mains et l'esprit. Oui, voilà, il fallait qu'elle se concentrât sur autre chose, qu'elle se focalisât ailleurs.
Ses yeux rougis et gonflés clignaient douloureusement, son souffle court soulevant la poussière du mur, et celle du sol tout proche. Pourquoi ce pavé bougeait-il? Ce n'était pas normal. S'acharnant plus encore, la jeune fille vint à bout de l'épaisse couche de crasse durcie qui avait fait ici office de mortier. Étrange…
La pierre finit par se déloger, tombant avec un bruit sourd sur les dalles en contrebas. Elle resta là, à contempler le trou noir qui béait devant elle, pendant de longues secondes. Puis, tout naturellement, sa main fine se glissa dans l'orifice poussiéreux. À tâtons, elle fit le tour de la petite cache. Il n'y avait rien à l'intérieur. … Rien? Ses doigts hésitants et tremblants trouvèrent un contour. Il y avait un trou, et un objet de la même forme que ce trou s'y trouvait enchâssé. Soudain plus curieuse, encore frissonnante toute fois, elle parvint à faire levier avec le bout de ses doigts. Elle retira sa main. Un carnet.
C'était un carnet. Un simple carnet, à la couverture de cuir noir, et aux pages jaunies. Sans trop savoir pourquoi, elle le serra contre sa maigre poitrine, interdite. Pouvait-elle? Les chuchotis du papier l'appelaient irrésistiblement. De toute façon, elle n'avait rien à perdre, et elle en avait trop envie. Besoin même. Elle remit la pierre en place, et titubante, s'éloigna, comme fautive, jetant des regards inquiet au plafond. L'ange gardait son regard posé sur le mur, là où elle s'était tenue recroquevillée, l'air étrange, comme différent. Il s'était glissé dans son regard comme une pointe de soulagement, et une larme de tristesse.
Secouant la tête, serrant très fort le cahier, elle alla se réfugier sous le rai de lumière, à l'abri derrière un amas de pierres et de gravats, qui la dissimulait au reste de la pièce. Les larmes se remirent à couler nerveusement sur ses joues ingénues. Déjà, les images lui revenaient, et sa poitrine se bloquait, refusant de la laisser respirer. La peur revenait l'étouffer, dès qu'elle lui laissait la moindre petite ouverture. Les genoux repliés, elle s'adossa au mur chauffé de soleil, et se mit grelotter. Baissant les yeux, elle contempla un instant l'insolite secret du mur. Sa main caressa la couverture. Jouons! Elle l'ouvrit. L'encre était un peu passée, un peu comme la fresque au-dessus d'elle. Mais les mots, même s'ils avaient perdu pour la plupart, leur belle teinte corbeau éclatante, restaient nets et intacts. Sur la deuxième de couverture, il y avait un tampon à moitié effacé, et une photographie, accompagnée d'un nom, d'un grade, et d'informations basiques. Sur la première page : " Six juin 2016 " annonçait l'entête à gauche. Et en guise de titre…
" La peur tue-t-elle? ".
Un long frisson lui hérissa l'échine." Je ne sais pas si en lisant ces pages, vous trouverez une bonne réponse à cette question. "
Et se laissant entraîner par les mots qui avaient été pensées, elle se mit à faire la seule chose qu'elle avait toujours su faire, et qui l'avait en quelque sorte fait survivre : lire.
Ce message a été modifié 1 fois, dernière modification par "Evangéline" (15.07.2011, 22:25)