-Je veux rester avec vous.
Voilà ce qu'il répond, après quelques instants de réflexion. Je ne dis rien, restant coite, attendant la suite. Car je suis à peu près certaine qu'il va rajouter quelque chose. Vous savez, quand on est médecin sur le terrain, on passe son temps à guetter des signes avant-coureurs, des symptômes, à écouter le corps, à scruter des blessures ouvertes, à chercher des projectiles logés sournoisement dans des recoins épineux. Et on garde les habitudes. En l'occurrence, je vois dans son regard un mouvement de pensée, sa tête prendre un port bien particulier et ses lèvres frémir. Soit il va parler, soit il pense à quelque chose qu'il a envie de dire.
Je l'observe avec attention. Son regard change, très vite, de façon presque foudroyante. C'est fascinant la rapidité à laquelle son visage change en parallèle en même temps que le reflet de ses yeux, dont le vert feuille tendre est devenu glacé et acide. Ses traits pâles se durcissent, les commissures de sa bouche se redressent légèrement en un amorcement de rictus haineux. Tout cette aura d'innocence et de douceur naïve qui l'enveloppait jusque là comme un tendre duvet, s'assombrit et se corrompt soudain. Là, maintenant, avec cet air de défi et de rage, il a vraiment l'air d'un vampire, marmoréen et impitoyable. Dans les deux perles lisses et noires de ses prunelles, on peut toujours distinguer, en regardant bien, une étincelle blanche, précieux joyau dans l'océan de néant, petite, comme désormais lointaine, mais dure, aussi dure que le diamant. Hmmm... Super, je crois que j'ai affaire à un schizo débutant. Avec un sadique surentraîné dans l'art de casser les noix au presse-purée à toute heure du jour ou de la nuit, ça va être fun comme cas particulier supplémentaire...
-Et... Je veux aider les autres Absorbeurs. Les protéger de ces hommes cruels. Peu importe comment. Il faut les aider. Nous sommes assez nombreux à avoir souffert, d'après ce que tu as dis.
Oui... bien assez nombreux. Sa voix aussi a changé. Et ce n'est pas qu'à cause de la colère qui la fait trembler. Elle a changé, c'est tout. Plus grave, moins nette, et plus forte. Puis son regard redevient le même qu'avant, plein d'interrogation et de perplexité douce. Il papillonne un instant des paupières. Je crois que c'est la fin de la crise... Va falloir veiller sur lui, sinon il pourrait bien nous faire des âneries le zig... Ciel... tout ça en même temps... et faut tous les garder en vie... c'est même plus du lait sur le feu là, c'est tenter de garder le crâne du cavalier sans tête sur ses épaules tandis qu'il chevauche un kangourou bourré au rhum vieux au triple galop sur un champ de mines en jouant de la cornemuse par le nombril avec les orteils...
Enfin, j'essaie de relativiser, mais, en vrai, je suis vraiment pas rassurée. Moi je l'aime bien quand il a sa bouille de môme ingénu, et là il ferait presque peur le chaton, quand il sort ses griffes… Et ça, Malthus ne va pas aimer du tout, du tout… J'ai même des doutes quant à Allen. Il aime les problèmes, mais pas quand ça risque de trop se retourner contre lui, il est sadique, pas maso. Gichin… hmmm… je ne sais pas. Il est trop neutre en tout en général. Et Turmac… je ne sais pas non plus. Ce môme est une perpétuelle découverte, chaque fois tout du moins qu'une situation nouvelle se présente. Bref, encore bien des soucis et des engueulades en perspective… Mais c'est pas grave, c'est moi qu'ai raison. Et comme j'ai raison, j'aurai le dernier mot, et puis c'est tout.
-Mais, euh... Je... Je n'ai pas d'armes. Comment je fais? Les chiens... Je n'arrivais pas à m'en débarrasser à mains nues. Je ne suis pas très fort...
En tout cas, il reste perspicace. Moi, par contre… Pas très fort? Ils lui ont balancé quoi comme clebs? Ils ont croisé Schwarzy avec une doberman? Non, sérieux, je veux bien que leurs chiens de garde soient balaises, mais quand, même, y a des limites à tout, quand on est un absorbeur tout neuf, apparemment pas trop en manque de sang et sans blessure importante, on se laisse pas embêter par un ou deux toutous… Quoique, c'est vrai que le niveau de force physique peut étrangement varier de l'un d'entre nous à un autre. Par exemple, Allen, qui, bien que bien foutu, n'est pas particulièrement baraqué, est plus fort que Malthus, qui lui pourtant est assez large d'épaule, et moi, qui ne suis pas bodybuildée, je fais des bras de fer avec Allen. Mais bon, là, c'est ne prendre en compte que la force physique. Qui, il faut bien en être conscient, ne fait pas tout. Mais quand même, ça voudrait dire qu'ils commencent à renforcer de manière inquiétante leurs défenses, si même les chiens commencent à poser problèmes…
J'observe un peu plus en détail Alsys. Il a l'air souple, et même s'il est assez fin, il a une musculature consistante. Il y a de grandes chances pour qu'il soit plutôt du genre rapide. Reste plus qu'à savoir s'il sera plus doué en armes à feu ou en corps à corps…
- T'inquiète pas pour ça… si tu restes avec nous, tu auras de quoi te battre comme il se doit sans courir au massacre. Et s'il le faut, on peut aussi t'apprendre certaines choses… Il faut être réaliste, entre la théorie des labo et la pratique ici dans la fange, les combats ne sont pas tout à fait les mêmes… mais tu verras, tu t'y feras vite… enfin si tu veux survivre.
- Rabat-joie Première?
Je rallume le micro.
- Qu'est-ce qu'il y a casse-bonbon en chef?
- Prépare-toi au cas où, il y a une dizaine de gus qu'on avait pas prévus. Rien de très important, c'est encore dans la marge de hasard anticipée par Malth, mais on sait jamais
…
- Okay. Remets-moi en ligne avec le reste du groupe, maestro.
- Accorde-moi une petite minute...
Je coupe de nouveau le micro et me tourne vers Alsys. C'est le moment de tester un peu notre amnésique tombé du ciel…
- Si je dois y aller, tu peux rester ici pour moi et veiller sur Dormeur?
Voilà, comme ça, je tiens mon engagement envers Malthus de m'occuper en priorité de l'équipe de base, et en même temps je ne laisse pas en plan mon patient… et s'il s'avère que l'autre asticot n'est pas sûr, et bien les pertes ne nous concerneront pas. C'est cruel, mais c'est comme ça. Si ça arrive, je sais que je m'en voudrais. Mais j'ai malheureusement pas eu l'occasion de régler pour l'assurance tous risques au con qui s'est chargé de mon cas au moment de descendre sur cette terre, j'avais pas un rond, et là-haut ils acceptent pas les paiements en nature… et après on s'étonne que des gens vouent des cultes à Satan…
Je prends son hésitation pour un oui. J'aime pas les gens qui hésitent et passent des heures à tergiverser pour des décisions simples. Bon, lui, je l'absous parce qu'il est encore sous le choc et un peu titubant, et parce que je l'aime bien. Mais sinon, les lapins triso qui se tâtent pendant des lustres pour répondre à la question "Casserole ou carottes?", ou en tout cas, ceux qui n'ont pas d'excuse valable, ça me tape sur le système. La vie est déjà bien courte, et les problèmes bien plus rapides que nous pour attaquer, alors y a jamais de temps à perdre. Et la moindre seconde gaspillée, c'est parfois une vie en moins. Bref.
- Bon, pour l'instant y a pas de problème, mais si je dois y aller, il faudra que tu restes ici et que tu sois très vigilant. Ton boulot si je m'absente, c'est de prendre soin de toi et de notre ensommeillé. la règle numéro 1, c'est de ne jamais se laisser surprendre. Ni par le jour, ni par la soif, ni par l'ennemi, ni par le hasard. Et ça, c'est comme de se battre pour vivre, c'est pas un boulot à mi-temps. D'accord?
Je pose gentiment, ma main sur son épaule. J'espère que je n'aurais pas à partir, l'idée que l'un de ces détériorés du bulbe se soit fait assez amoché pour avoir besoin de soins médicaux sur le terrain ne m'enchante pas du tout. Et ce n'est pas que ne pas pouvoir garder un œil sur les deux autres lardons m'angoisse, mais un peu quand même. 'Tain… au lieu de… je sais pas moi… hmmm… la capacité à survivre longtemps sans nourriture, par exemple, ils auraient pas pu nous filer la capacité de dédoublement, hein? Ça aurait été plus utile! Surtout qu'à deux, on a plus de chance de manger qu'à tout seul… C'est fou comme c'est con des fois un scientifique n'empêche.
Bon, reste plus qu'à patienter… Y a qu'à papoter un peu en attendant.