Une silhouette floue et imposante... La douleur... La perte de repères...
- Darken...
Sa voix était tremblante. Elle avait besoin de lui, tout de suite. Pas seulement parce que son sang était celui qui convenait le mieux à son organisme, mais aussi parce qu'elle souffrait. Essayant d'agripper l'ombre, l'absorbeuse répéta de nouveau ce nom, de manière plus ou moins compréhensible, s'agitant dans son sommeil, ses yeux mi-clos ne voyant pas plus que des formes indistinctes. Elle sentit de larges mains la saisir doucement et la rallonger, une voix grave et chaude murmura à son oreille. Perdue dans les abysses du manque de sang et de la souffrance, Eleanore voulut instinctivement se relever, encore, s'accrocher comme elle pouvait à l'homme qu'elle pensait son ami, comme à une bouée de sauvetage. Mais une sensation douce sur son front vint mettre une muselière au peu de conscience qui lui restait encore, et sur cette dernière et inhabituelle perception, qui tirait sur le cadenas de sa mémoire, elle sombra dans les limbes d'une inconscience agitée et troublée. A travers le voile épais et lourd qui bâillonnait sa lucidité, elle percevait l'odeur d'un sang qui n'était pas le sien, et qui lui faisait claquer des dents comme un prédateur affamé sentant sa proie à travers des barreaux.
Les rêves, pour une fois, n'étaient que des suites d'images, certes tirées de son passé, mais incompréhensibles, au milieu d'un océan noir et mouvant, qui peu à peu, s'éclaircissait. Trois jours passèrent, avant qu'elle ne reprît conscience.
LuneRouge se redressa d'un coup, les yeux exorbités, le souffle court, les ongles plantés dans son couchage, la mâchoire tremblante. La douleur sourde de ses blessures désormais guéries se fit sentir là où sa chair encore vaguement rosée témoignait de sa toute récente cicatrisation. Les muscles tendus, elle balaya du regard la pièce où elle se trouvait, éclairée seulement par la lumière diffuse et tremblotante des écrans de surveillance. Que s'était-il passé déjà?
La flamme pervenche de ses yeux se posa sur Airin endormi, et peu à peu les souvenirs lui revinrent, par vagues acides et moqueuses venant lécher les contours cuisants de son orgueil. Ce dernier s'embrasa, de même que son regard. Avait-elle été faible à ce point?!
Elle se mit debout, titubante, reprenant difficilement une position verticale demandant de l'équilibre. S'avisant alors de la poche de sang en perfusion à côté d'elle, elle la but, le temps que ses pensées, éphémères et dissolues, se rafermissent, à l'image de sa stabilité encore fragile. Quand ce fut fait, elle ferma les yeux et prit une grande inspiration. Lorsqu'elle rouvrit les paupières, sa vision était nette, son esprit plus clair, et elle put se rendre compte à loisir qu'elle n'avait strictement rien à réduire en poussière pour évacuer la rage bouillonnante qui menaçait de la submerger.
Serrant les poings, la belle vampire voyait rouge. Comment avait-elle pu rester aussi bêtement coincée dans ce fichu conduit de maintenance?!? Certes, elle se sentait oppressée dans les endroits trop exigus, mais pourtant elle s'était entraînée, des lunes et des lunes, à vaincre cette peur panique des endroits trop étroits, alors POURQUOI AVAIT-IL FALLU QU'ELLE CRAQUÂT A CE MOMENT LA?!?!?! POURQUOI S'ETAIT-ELLE LAISSEE DEPASSER?!!? Elle savait pourtant pertinemment qu'à Ultima la Sanguinaire le moindre signe de faiblesse pouvait signer sa perte!!! Tremblante de fureur contenue, elle se retourna vers la silhouette endormie qui était, au fond, la raison principale de son courroux.
Parce que faillir avec soi-même pour seul et unique spectateur du désastre, passait encore, n'en naissait qu'un profond dégoût et une rage de réussir nouvelle. Mais se laisser noyer par la panique devant son subordonné, qui avait déjà bien trop tendance à son goût à oublier qu'il l'était, et qui avait déjà un sacré dérapage de respect à son encontre dans son palmarès personnel... Non, ça, ça ne passait pas, mais alors, pas du tout.
Et plus elle le regardait, plus elle enrageait. Et plus elle le regardait, moins elle avait envie de s'énerver, et plus cela la mettait en colère. Au bout d'un moment toute fois, elle laissa enfin refluer les flots courroucés de sa fierté, accordant à la mélancolie quelques secondes de liberté. Rah mais pourquoi cet imbécile avait-il une expression si paisible quand il dormait? Le regard de l'absorbeuse, qui s'était figé sur le visage du ténébreux vampire endormi, se givra de nouveau de la glace qui lui était coutumière. Elle essaya de calmer son souffle encore agité des réminiscences de la tempête passée, calant ses expirations sur le rythme paisible du dormeur. Pourquoi fallait-il qu'il eût l'air si... humain? Elle détestait les humains, avec leur stupide espoir, leur imbécile manie de se croire le centre du monde... leur vulnérabilité... leur souffrance... leur rancoeur si juste... et leur incapacité à voir le reflet souillé d'eux-mêmes, dans les yeux de leurs bourreaux.
* Mais... attends deux petites minutes mon coco... attends attends attends... Comment est-ce que tu... *
Elle se figea. Comment avait-il fait pour la sortir de ce traquenard? Vue la taille de l'animal, il n'aurait même pas pu rentrer un orteil dans le boyau plein de câbles... Il n'avait quand même pas... Il n'était pas... !!?!
CET ESPECE DE TROU DU CUL PROFOND N'ETAIT QUAND MÊME PAS BÊTEMENT SORTI A DECOUVERT POUR ALLER LA CHERCHER??!!??!!
Une furieuse envie de lui passer sa lame en travers du corps l'agita. Mais était-il complètement stupide!?? Même avec le trouble environnant, n'importe qui aurait pu le voir, le dessouder!!!!! Elle remarqua le bandage sur son épaule et son abdomen. Et s'ils se mettaient en tête de compter les munitions, de faire le compte des tirs réussis ou autre?!! Hein!? Il aurait l'air malin (et elle aussi d'ailleurs)!!! Non mais qu'est-ce qu'il lui avait pris?! Son boulot c'était de mener à bien la mission, pas de jouer les super héros!!!!
Bon, au fond, elle était quand même bien contente d'être en vie, même si c'était grâce à lui... même si cet aspect de la chose lui faisait presque sortir des boutons. Devoir la vie à quelqu'un lui donnait envie de vomir. Se sentir redevable la mettait mal à l'aise et la mettait en rogne. Que ce triple crétin se soit pris deux bastos dans le lard tout ça pour venir réparer ses propres bêtises lui donnait envie de le finir à coup d'aiguille à perfusion après lui avoir fait sauter les yeux à la petite cuillère (mais n'ayant pas de petite cuillère sous la main...). D'un pas rageur, elle se dirigea vers les réserves de matériel.
Fouillant avec un énervement de nouveau croissant, elle s'empara de deux patchs à nicotine et se les colla sur les bras (malgré sa furieuse envie de se taper sur le front avec). De là, elle tenta de nouveau de réfléchir un peu plus posément. Tout ça était louche. Ça sentait mauvais, très mauvais. Elle l'avait bien observé, elle avait tenté de l'analyser. Et ce n'était le genre d'homme à foncer tête baisser en prenant des risques stupides, tout ça pour sauver les miches de sa patronne, une folle furieuse chiante comme la mort qui ne se privait pas pour le prendre pour un con quand l'envie lui venait. Alors pourquoi donc...
S'étant penchée au-dessus de lui avec un air inquisiteur, sans faire le moindre bruit et réduisant sa respiration, elle fronça les sourcils. Mais comment ce sagouin s'était-il débrouillé avec cette plaie?! * Du vrai travail de bourin, il y serait allé avec une scie sauteuse, que ça aurait donné le même effet... * Se prenant le front dans une main, elle se mit à pianotter avec agacement avec les ongles de l'autre. Il allait falloir qu'elle arrange ça... Elle ne supportait pas de voir du travail bâcler gâcher quelque chose.
Avec une grimace, elle se résigna à user de la méthode "traditionnelle" chez les vampires. Elle retira doucement les pansements qui bandaient l'épaule du mercenaire, qui remua dans son sommeil. Décidément, pour qu'il dormît aussi profondément, il avait dû se forcer à rester éveillé un bon moment. En y réfléchissant d'ailleurs, elle se rendit compte qu'elle ne savait même pas pendant combien de temps elle était restée inconsciente. Dans les caisses derrière elle, elle prit un couteau tout petit et à la lame très aiguisée, et s'en servant, elle rouvrit avec précision l'ancienne plaie dont l'aspect inégal évoquait le carnage du chirurgien improvisé. LuneRouge se mordit l'index. Une goutte vermeille perla sous sa canine.
* Attention, ça risque de piquer de façon très très désagréable... *
Elle laissa goutter plusieurs rubis liquides et étincelants dans l'entaille béante. Au contact de ce corps étranger, la peau grésilla légèrement. * Désolée, mais à la base on est pas conçus pareils. * Il fronça les sourcils, plissa le front, sans se réveiller toute fois. Le sang vampirique commença son office, les nanites nouvelles venues s'efforçant de réparer les incohérences du corps où elles venaient d'atterrir, effaçant les vestiges d'instants sanglants, qui avaient dû être particulièrement douloureux.
* Si on pouvait effacer aussi facilement d'autres choses... *